Vous reprendrez bien un peu de tripes ?

Puisque l'on a plébiscité le début de l'histoire, voici une suite encore toute fumante !

Le vacarme du véhicule de sécurité vint détendre l'atmosphère. On entendait les chenilles patauger dans la bouillie de vers de la rue. L'engin stoppa à la hauteur de l'établissement de Jules dans un cri plaintif. Le chuintement des valves à vapeur ralentit jusqu'à ne plus devenir qu'un murmure gargouillant rappelant la respiration glaireuse d'un cancéreux trachéotomisé. Trois miliciens armés et casqués sortirent du véhicule accompagnés d'un chien jaune muselé. Après avoir remis de l'ordre dans sa chevelure grasse et odorante du bout de ses doigts crasseux, Brigitte entreprit de relever sa jupe et se coucha sur le dos et sur une table, écartant déjà les jambes, préférant prévenir le désir de l'un ou l'autre des membres des forces vives de la nation. Il valait mieux être gentil et serviable avec les militaires et les miliciens. Et surtout, elle savait ce qu'il en coûtait de refuser ou de sembler ne pas accepter avec assez de célérité.

La clochette fit ce que l'on attendait qu'elle fît et les miliciens entrèrent. "Nous vaincrons", lancèrent-ils, de joyeuse humeur. "Parce que nous sommes les meilleurs", répondirent en coeur les personnes présentes. Sauf Brigitte qui pensait à autre chose et l'étranger qui était étranger. Tandis que le plus jeune des miliciens se dirigeait déjà vers les jambes écartées de Brigitte, Raymond, le plus gradé des trois fit signe à Robert, le troisième des trois, de poser le panier qu'il portait et qui semblait tant intéresser les crapauds qu'il fallait jouer de la crosse de fusil pour les dissuader de trop approcher. Ça faisait des sortes de "chiork" suivis de jets purulents à chaque fois que l'on en écrasait un. L'odeur fétide agaçait les autres crapauds qui protestaient vivement en gonflant leur gorge à la manière d'un goitre savoyard. "Tiens Jules, on est passé par l'usine, on t'a ramené de la tripe", annonça Raymond. Richard avait fini de s'agiter entre les cuisses de Brigitte et s'avança au comptoir en reboutonnant son pantalon bleu lavande qui était plutôt orange, au fond. Quoi qu'au fond, il était plutôt encore d'une autre couleur, pour dire la vérité crue.

- Je vous sers quoi ? Interrogea Jules tout en remisant le panier hors de portée des mouches, sous un torchon.
- Je prendrais bien un vert, dit Richard.
- Tiens oui, moi aussi, dit Robert.
- Ben trois alors, finit Raymond.
- Il est pas bien frais, aujourd'hui, s'excusa Jules.
- Vous buvez quoi, vous, là ? demanda Raymond en se tournant vers Victor.
- Une morlave de son pays, répondit-il. C'est correct. Sans plus.
- Et vous ? s'adressa Raymond à l'étranger.
- Un grand-chaud mais je ne vous le conseille pas. Chez nous, on ne le fait pas ainsi et c'est meilleur.
- Dites, la morlave, c'est pas trop autorisé, tout de même, plaisantèrent Richard et Robert.

Jules esquissa un sourire crispé et jeta un regard lourd de reproche à Victor. Pour faire diversion, Grégoire demanda à Brigitte s'il restait de la soupe de tripes. Elle n'attendait que ça pour se relever. Elle défroissa sa jupe d'un revers de main et se saisit de la cuvette tendue pour aller la remplir en cuisine.

- Allez, donne-nous trois morlaves, Jules. On blague !
- N'empêche que c'est pas très autorisé ton trafic, là... ne put s'empêcher de dire Richard.
- Laisse tomber, c'est un gars bien, Jules, marmonna Robert.

Jules remplit trois verres de morlave de son pays en ménageant juste assez de place pour les glaçons. Il servit les boissons qui moussaient légèrement en laissant échapper de ravissantes petites fumerolles rigolotes.

- Dis-moi Jules... T'aurais pas vu Raoul, ces temps-ci ? Questionna Raymond sans lever les yeux de son verre.
- ...
- Non ? Tu l'as pas vu ?
- Si, si... C'est que vous le cherchez ?
- Comme ça, oui. Des questions à lui poser. Rien de grave. Si tu le vois, tu lui dis de passer nous voir ?
- Oui, oui... Bien sûr, oui.
- Bien Jules. Très bien.

Dehors, des tirs d'armes automatiques indiquaient que la liste des morts de la journée s'allongeait encore. Des fois, Jules se demandait comment ils en trouvaient encore à tuer, les miliciens. Depuis le temps, l'espèce aurait dû être exterminée. Il n'osait pas trop se poser des questions et encore moins en poser aux autres. Surtout aux miliciens.

Brigitte revint avec une cuvette fumante. Jules lui fit signe de se charger du panier de tripes qui commençaient à l'incommoder un peu. Il s'y était fait lui aussi, à la tripe. Il fallait bien, on ne trouvait plus que ça. Il y en a même qui en étaient devenus fous, comme Grégoire qui passait une bonne partie à en manger tandis que l'autre était occuper à l'évacuer par les voies naturelles. Toutes les voies naturelles. Il chiait de la tripe, il pissait de la tripe, il vomissait de la tripe, il suait de la tripe...

Reposant son verre et laissant échapper un rot sonore, Robert se pencha vers Raymond pour lui parler à l'oreille. Raymond se tourna vers l'étranger.

- Vous êtes pas d'ici vous ?
- Non.
- Vous êtes d'où ?
- De par là-bas...
- Vous avez des papiers sur vous ?
- Oui. Répondit l'étranger en sortant de sous sa chemise une pochette de cuir de belle qualité. Il l'ouvrit et en extirpa un document long comme ça qu'il tendit à Raymond.

Raymond n'avait pas ses lunettes. Il tendit le papier à Robert qui, n'osant avouer qu'il ne savait pas lire, le tendit à son tour à Richard. Richard déplia la feuille avec un certain respect, la retourna pour la mettre à l'endroit et, en bougeant les lèvres au rythme des syllabes qu'il reconnaissait tenta de donner un sens aux symboles soumis à son intelligence un peu lente. Il s'y reprit à plusieurs fois avant de se décider à verdir puis à dégueuler sur les guêtres de Robert qui le prit d'autant plus mal qu'elles étaient presque propres.

- L'ins... L'inspection des services ! Bredouilla Richard.

Raymond verdit à son tour. Robert, encore bouleversé par ses guêtres ne changea pas d'attitude. Celui qui le prit le plus mal fut encore Jules qui s'effondra derrière son comptoir. Crise cardiaque carabinée. Les crapauds se jetèrent sur lui.

(à suivre ?)

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