Louis avait poussé la grille rouillée restée trop longtemps fermée. Elle avait grincé sur ses gonds et il s'inquiétait du fait qu'un voisin aurait pu l'entendre. Il n'était pas venu ici depuis plusieurs années, depuis la mort de son père, en fait. S'il avait pris la précaution de se munir d'une lampe torche, il n'en avait pas encore besoin. Dans sa main droite fermée, il tenait la grosse clé qu'il avait précieusement conservée dans le tiroir de sa table de chevet. Sans jeter le moindre regard au petit pavillon aux volets clos, Louis se dirigea jusqu'au petit atelier planté au fond du jardin. Il se retourna pour s'assurer d'être seul et il fit jouer la serrure. Il pesa sur le bec de cane et pénétra dans le local poussiéreux. Les odeurs de sciure et de vieille huile mêlées réveillèrent des souvenirs qu'il aurait préféré restés endormis. Il voyait son père occupé à couper ou à poncer du bois, à assembler des pièces taillées et polies mais, par dessus tout, il se voyait lui, pleurant, le pantalon baissé sur les chevilles, il entendait le râle de son père et il attendait déjà la gifle qui n'allait pas tarder à arriver.
Il avait tu tout cela par crainte, par honte et par amour pour sa mère. Ce n'est qu'au décès de celle-ci qu'il avait parlé. Il était déjà adulte, sa vie avait déjà pris le chemin de l'échec total. Son père l'avait détruit et il avait décidé de parler après avoir regardé une émission à la télévision. L'histoire avait intéressé les policiers puis les juges. Son père était parti en prison et il était mort. Louis avait hérité de la maison et il n'avait pu se résoudre ni à l'habiter ni à la vendre. Elle était là, présente, avec ses souvenirs.
S'il venait ici à la manière d'un mauvais cambrioleur, c'est qu'il ne voulait pas croiser les voisins qu'il suspectait d'avoir toujours tout su de son histoire et qui avaient témoignés en faveur du père au procès. Il savait ce qu'il venait chercher. Il contourna la dégauchisseuse et se dirigea vers ce que son père appelait "la malle des vis". Une caisse en bois pourvu de puissantes ferrures qui abritait une collection disparate de vis de toutes tailles et aussi quelques clous, quelques pointes et autres crochets. Il souleva la lourde caisse par les poignées latérales et ressortit de l'atelier. Il ferma la porte, rangea la clé dans la poche de son pantalon et agrippa de nouveau la malle. Il rejoignit sa voiture garée plus bas dans la rue.
S'il était là, assis derrière son volant à attendre d'avoir repris souffle, c'était à cause de Jean-Pierre, son collègue aux services techniques communaux. A eux deux, ils réparaient tout ce qui méritait de l'être dans la commune. Ils remplaçaient les plateaux des pupitres de l'école, ils changeaient les clapets de robinetterie de la mairie, ils bricolaient l'électricité du programmateur des cloches de l'église. Un petit boulot tranquille qui ne demandait que des rudiments d'aptitude à bricoler un peu tout et n'importe quoi. Ça laissait pas mal de temps pour ne rien faire ou pour discuter. Et discuter, ils aimaient ça autant l'un que l'autre, Louis et Jean-Pierre. Il faut cependant reconnaître que c'était plutôt Jean-Pierre qui avait de la discussion. Louis aimait l'écouter, il avait l'impression d'apprendre, de s'instruire. S'il était là, assis derrière son volant à conduire pour rejoindre son appartement, c'était la faute à Jean-Pierre et à ce qu'il lui avait raconté la veille.
Plus tôt dans la journée, Louis était allé acheter une laisse et un collier pour chien. Il avait aussi mis une bouteille de pastis dans son caddie. Et puis des cacahuètes, en plus des courses habituelles. De quoi manger, du liquide vaisselle, du dentifrice, du PQ. Rien que du bien banal. Sauf le collier et la laisse, bien sûr ! Demain soir, Jean-Pierre viendrait prendre l'apéritif et il verrait ce qu'il verrait. Jean-Pierre habitait à l'autre bout du village sur la même route, la route qui traverse le village de bout en bout, de la ferme des Colas jusqu'au cimetière à tout le monde. Louis habitait juste à côté du cimetière.
Jean-Pierre était un bon copain pour Louis. Le seul copain, en fait. C'était son bon copain mais tout de même, des fois, il l'emmerdait avec son air un peu supérieur et condescendant. Le gros défaut de Jean-Pierre, aux yeux de Louis, c'était qu'il ne pouvait pas s'empêcher de se croire plus intelligent, plus instruit, que les autres. Louis ne se pensait pas plus intelligent que Jean-Pierre mais il ne pensait pas pour autant que Jean-Pierre, lui, fut plus intelligent que lui. Jean-Pierre aimait, c'est vrai, étaler son savoir acquis la veille à la télé et, avec quelques approximations, sur un ton péremptoire, tenter d'épater Louis. Ce que l'on ne pouvait pas enlever à Jean-Pierre, c'est bien qu'il avait la parole facile. Un vrai moulin à parole. Il était capable de parler toute la journée de tout et de n'importe quoi. De la chasse au canard comme du programme commun de la gauche uni. Il était intarissable sur le problème du cours du pétrole et savait tout ce qu'il fallait savoir sur la géo-politique au proche-orient. Un érudit, en quelque sorte. S'il lui arrivait de se mélanger les pinceaux, il refusait de le reconnaître et, si on lui faisait remarquer une erreur, il était habile à faire bifurquer la conversation vers d'autres horizons. Mais là, cette fois, Louis allait lui clouer le bec. Il avait bien tout calculé et Jean-Pierre allait être bien attrapé. Louis en riait déjà.
Il ouvrit la porte d'entrée du petit immeuble et la bloqua avec une cale de bois laissée là à cet usage le temps d'aller chercher la malle et les courses qu'il déposa sur le palier. Il laissa la porte se fermer et il gravit les marches jusqu'à sa porte. Il l'ouvrit, bascula l'interrupteur et alla poser ses sacs et la malle dans la cuisine. Il rangea les courses dans le buffet et dans le réfrigérateur sauf le collier et la laisse qu'il posa sur la table. Il jeta un regard amusé vers le chauffe-eau à gaz qui trônait au-dessus de l'évier. Demain soir, il rirait bien !
Après un rapide repas léger pris en regardant le journal télévisé, il alla faire une petite vaisselle. Il régla la puissance du chauffe-eau et fila prendre une douche. Il revint dans le séjour et commença à regarder un téléfilm policier qui l'ennuya vite. Il éteignit la télé avant la fin et alla se coucher. Il lut quelques pages du roman qu'il avait entrepris quelques jours auparavant et s'endormit rapidement sitôt la lumière coupée. Il passa une nuit épatante peuplée de rêves joyeux. Au matin, en pleine forme, il lui sembla s'être réveillé plusieurs fois pris d'un fou rire. Ça allait être une super journée !
Il se fit chauffer de l'eau pour préparer le café, se coupa quelques tartines et sortit la confiture du réfrigérateur. Après un bon petit-déjeuner, il alla se préparer et s'habilla pour aller au boulot. Il y allait à pieds sauf s'il pleuvait trop fort. Le soleil était au rendez-vous.
Il arriva avant Jean-Pierre et l'attendit avec impatience. Lorsque celui-ci entra dans l'atelier, il eut droit à un joyeux accueil. Ça allait être une belle journée. Il y avait juste assez de travail pour ne pas s'ennuyer. On commença par faire couler du café et Jean-Pierre commença à parler en tentant d'expliquer la tectonique des plaques et la genèse du système solaire. Louis affichait un sourire ravi. Tout au long de la journée, il rappela son invitation à venir prendre l'apéritif le soir même. Il dit et redit qu'il avait acheté de l'apéritif et des cacahuètes et que l'on allait passer une bonne soirée. Il laissa aussi entendre qu'il y aurait une surprise.
Une super journée très agréable. Le cantonnier était passé en fin de matinée pour une affaire de manche de pioche cassé. On discuta de choses et d'autres jusqu'à la pause de midi. A partir de 16 heures, Louis insista pour que Jean-Pierre n'oublie pas l'apéritif. Il lui rappela qu'il pouvait venir à partir de 18h30. Jean-Pierre lui répliqua qu'il le lui avait déjà donné les consignes à plusieurs reprises.
Louis accrocha sa veste de travail à la patère et ne put s'empêcher de rappeler l'invitation à Jean-Pierre qui se contenta de hausser les épaules. Sans se presser outre mesure, Louis rentra chez lui. Il avait largement le temps pour préparer sa surprise. Il prit une douche et commença gentiment à mettre en place les éléments de sa petite mise en scène.
Il vérifia que les bacs à glaçons étaient pleins, il posa les verres et la bouteille de pastis sur la table basse, il rangea les deux ou trois bricoles qui traînaient, il était satisfait et commençait déjà à se faire le film de son petit effet dans sa tête. Tout allait se passer à merveille. Il retourna dans la cuisine pour terminer. Jean-Pierre devait arriver d'ici une demi-heure. Il installa la malle sur l'évier et accrocha la laisse au collier lui-même fixé au chauffe-eau. Tout était fin prêt et Louis n'était pas peu fier de lui.
A 18h30 très précises, Jean-Pierre toqua à la porte. Louis inspecta rapidement une dernière fois son installation, ferma la porte de la cuisine et ouvrit celle d'entrée. Jean-Pierre avait pensé à amener deux pizzas achetées au camion qui était là tous les vendredis. Il expliqua qu'il avait pensé que ça serait peut-être bien de manger quelque chose en buvant, pour éponger. Louis le félicita pour son initiative bien venue. Il invita Jean-Pierre à s'installer dans le canapé et alla déposer les boîtes en carton contenant les pizzas dans la cuisine.
Il revint avec un bol emplit de cacahuètes salées et le posa sur la table basse. Il proposa un premier apéritif qui fut accepté de bon cœur. Jean-Pierre commença à parler et à tenter des notions compliquées en lien avec la thermodynamique à moins que ce ne fut en rapport avec la physique nucléaire. Il en était à expliquer que Einstein s'était peut-être trompé dans sa théorie générale de la relativité lorsque Louis servit un deuxième pastis bien tassé. Lui l'aimait frais avec des glaçons quand Jean-Pierre le préférait sans trop d'eau et à température ambiante.
Vers 19h30, après déjà pas mal de verres, Louis proposa que l'on commence à manger. L'idée fut accueillie avec enthousiasme. Jean-Pierre proposa de réchauffer les pizzas dans le four. Louis acquiesça et se leva pour aller dans la cuisine. Jean-Pierre allait se lever pour l'accompagner mais Louis l'en dissuada en lui expliquant qu'il n'y en aurait pas pour longtemps avec le four à micro ondes et que Louis pouvait se servir un nouveau verre sans oublier le sien.
La première pizza, coupée en huit, fut servie à même le fond du carton. Jean-Pierre pensa qu'il était opportun d'expliquer les origines de la pizza et comment ce plat est devenu mondialement connu et partagé. On but encore quelques verres et les têtes commençaient à tourner un peu. Louis décida qu'il était temps de présenter sa surprise maintenant. Il avait peur de ne plus en être capable d'ici quelques minutes.
Avec un grand sourire, il demanda à Jean-Pierre de le suivre dans la cuisine. Jean-Pierre se leva en titubant un peu et le suivit d'un pas mal assuré. Dans la cuisine, Louis se mit un peu à l'écart pour laisser Jean-Pierre découvrir l'installation. Ce dernier n'eut d'autre réaction que d'afficher un air étonné d'incompréhension. Pour une fois, il ne trouvait rien à dire.
— Je te mets sur la voie, annonça Louis.
— Hum ?
— Tu vois quoi ?
— Bah... une caisse pleine de clous et de vis sur un évier ?
— Oui mais c'est une malle, pas une caisse. Et quoi d'autre ?
— Euh ? Une laisse et un collier pour chien ?
— Oui ! Et alors ?
— Alors quoi ?
— Et alors ? Par rapport à ce que tu me disais hier après-midi ?
— Je disais quoi ?
— A propos d'un film que tu as vu et que tu m'expliquais ?
— Je vois pas bien ?
— Mais si voyons !
— Non, je vois pas. Désolé.
— Bon. Ça c'est quoi ?
— Une caisse ?
— Une malle !
— D'accord, si tu veux. Une malle. Et ?
— Il y a quoi dedans ?
— Des vis ?
- Oui ! Et alors ?
— Je vois pas...
— Héhéhé ! Louis était au comble du bonheur. Et là, c'est quoi ?
— Je l'ai dit. Un collier et une laisse pour chien.
— Je te le fais pas dire. Et c'est accroché où ?
— Sur le chauffe-eau ?
— Parfaitement ! Oui !
— Et alors ?
— On reprend. Là ?
— Laisse ?
— Et là ?
— Collier ?
— Et là ?
— Chauffe-eau ?
— D'accord. Et ça donne quoi ?
— J'en sais rien, moi !
— Laisse, collier, chauffe-eau...
— Hein ?
— Et là ?
— Une caisse de vis ?
— Une malle !
— Une malle de vis ?
— Oui ! Oui ! Oui ! Et alors ?
— Ah non, franchement, je vois pas.
— Je t'ai coincé, hein ? Avoue !
— Je le reconnais, je sèche, j'y comprends que dalle dans ton truc. C'est un rébus ?
— Vouais ! Une sorte de rébus, c'est ça !
— J'ai dû trop boire, j'arrive pas à recoller les morceaux. Allez. Je donne ma langue au chat. Donne la solution qu'on en finisse et qu'on aille fêter ta victoire avec un bon verre.
Louis savourait sa victoire déjà gagnée. Il fit durer le suspense et, sentencieux, donna l'explication de l'énigme.
— Alors, j'y vais. Bon. Là, on a une laisse, un collier et un chauffe-eau, on est bien d'accord ?
— Ouais, ouais !
— Et là, une malle avec des vis ?
— Ouais, si tu veux.
— Alors, ça nous donne, attention ! Roulement de tambour ! Ta, ta, ta ! Attention, attention ! Laisse - collier - chauffe-eau - malle des vis !
— Hein ? Rien compris !
— Laisse, collier pour le chauffe eau, malle des vis. L'escalier pour l'échaffaud, Miles Davis ! T'as compris maintenant ?
— ...
— Alors ? Hein ? T'en dis quoi, champion ?
— C'est un ascenseur, pas un escalier !
Jean-Pierre fut pris d'un fou rire et Louis se sentit très bête.