Je ne cause pas aux fainéants

Lorsque, après une méritoire journée de labeur acharné, l'homme moderne revient en son logis douillet, il n'aspire qu'au calme et à la tranquillité.

Peut-être n'êtes-vous pas un homme moderne. Je le suis. Mon rêve, c'est bien une maison accueillante à l'ambiance chaleureuse et conviviale. Je me vois très bien arriver chez moi, chausser mes pantoufles et m'installer au coin d'un bon feu de bois dans un accueillant fauteuil en cuir avec un bon livre et un excellent whisky. Je n'aurais pas à m'occuper de me faire mon repas parce que mes serviteurs seraient grassement payés pour réaliser cela. Ma maison serait propre et sentirait le frais et la lavande. Je goûterais un repos bien mérité et penserais que les fainéants ne savent décidément pas ce qu'ils ratent à ne pas goûter ce repos bien mérité là.
Je dînerais avec parcimonie de quelques mets savoureux et rares avant de poursuivre la soirée si bien commencée en me plongeant dans les mémoires de Charles de Gaulle en dégustant un vieil Armagnac hors d'âge et en tétant un Havane hors de prix. Ensuite, je pourrais congédier mon personnel et aller me coucher l'âme et l'esprit reposés avec déjà le bonheur de me lever à l'aube suivante pour aller au turbin, comme tous les matins que Dieu fait.

Or, voyez-vous, de petit personnel, je n'en ai point. Même pas une petite bonniche qui m'afolerait avec sa jupe courte et son mignon petit tablier et qui, à l'occasion, s'occuperait de ma pipe bien culottée que je fumerais en souriant aux anges. Non, même pas ça. C'est vous dire dans quel dénuement je suis que même pas une gonzesse de seconde zone vit ici. C'est rageant. Ainsi, puisque pas de fauteuil en cuir et pas d'ancillaires personnes à mon service, je dois faire avec les moyens du bord et mes soirées n'ont rien de bien folichonnes, en règle générale. Mais ne nous plaignons pas trop, ce pourrait être bien pire. J'imagine déjà qu'une atrabilaire partage mon huis et ma couche et le désespoir que cela causerait. Bref. En fin d'après-midi, on vient me voir au boulot pour me demander de faire un petit travail vite fait. Sur le fond, je ne vois aucune objection. Je suis payé pour le travail que je peux fournir. La société fonctionne ainsi, on peut en discuter, penser la réformer, mais pour le moment, ça marche comme ça. Pour ceux qui ont un emploi, je veux dire. Je ne suis pas si éloigné des réalités de la vie pour ignorer qu'il existe des sans-emploi et que c'est bien du malheur pour finir les fins de mois. Je sais tout cela et que voulez-vous que j'y fasse ? Je ne vais pas donner la moitié de mon manteau aux pauvres, non ? Alors, on me demande un travail. Ça tombe plutôt mal parce que au moment où on me demande ce travail, je suis déjà bien occupé à un autre travail. Il s'agit de tenter de faire fonctionner une presse numérique qui refuse avec une obstination qui force le respect d'imprimer quoi que ce soit. Même pas un tract de la CGT. Non parce que un moment, j'ai cru à une grève sur le tas de la part des presses numériques. Je ne sais pas si c'est syndiqué, les presses numériques. J'ai bien regardé, il n'y avait pas de tas pour faire grève. Ah oui, faut que je vous dise aussi... Il y a deux presses numériques qui sont en grève, aujourd'hui. Une, on a carrément perdu tout espoir de la faire fonctionner. Elle doit être la meneuse de la grève, je pense. L'autre, bon, de temps à autres elle accepte de cracher quelques impressions. C'est usant pour les nerfs, vous pouvez pas savoir. Non, vous ne pouvez pas. J'en reviens à mon histoire. Donc, on me demande un travail et j'explique avec mes mots à moi, avec le tact qui me caractérise, que "tu me fais chier avec ton truc, tu vois pas que je suis en train de me faire casser les couilles par une putain de saloperie de machine, là ?". On ne se formalise pas outre mesure et on revient à la charge en me racontant que la direction a décidé unanimement de sa seule voix que ce serait moi qui ferait ce travail hyper important. Je reformule mon objection qui tombe dans une oreille attentive, gagne la partie du cerveau de mon interlocutrice non encore trop touchée par la maladie, fait quelques pirouettes, se cogne aux parois de la boîte crânienne, entre en relation avec quelques neurones libres et ressort sous la forme de paroles articulées en un français tout ce qu'il y a de plus correct :

"Bah. Tu n'auras qu'à le faire ce soir, chez toi."

Fallait y penser.

Je ne sais pas si je vous ai déjà dit. Au fond, je ne suis pas un vrai méchant. C'est une carapace que je porte pour ne pas montrer que je suis un gentil timide. J'ai trouvé ça pour qu'on me foute la paix. J'ai l'air méchant et mal embouché mais vous qui me lisez, sachez-le, c'est que du cinéma, tout ça. Il n'empêche que, des fois, si j'avais une AK-47...

Et voilà. Que croyez-vous que je réponds à cela ? Ben oui, je dis d'accord. Alors voilà l'histoire. Ce soir, je rentre du boulot avec un dossier et puis je me mets au boulot. J'en oublie un peu à me faire à manger, je me prends la tête avec un logiciel que je ne maîtrise pas trop pour faire le truc un peu comme je pense qu'il faut le faire avec les maigres indications que l'on m'a donné. Faut être un peu con, tout de même, non ? Enfin c'est fait. J'ai foutu tout ça sur une clé USB et je pourrai livrer mon boulot demain matin. J'espère bien que ça leur ira parce que bon, hein, faut pas pousser, tout de même. Et puisque c'est vous, je vous fais voir ce que c'est. travail à la maison

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