Moto de jeune

On vit vieux de plus en plus longtemps. Il faut bien le reconnaître, la quarantaine arrivée, on considère la survenue de la vieillesse comme une suite de petites humiliations. L'organisme commence à se détraquer, la force s'évade, les facultés mentales fondent, la vue baisse, les poumons grattent, les dents se déchaussent, les couilles pendent — et les seins donc ! —, les poils grisent, les articulations grincent. Alors, la queue basse et la dignité remisée dans la culotte, on fait semblant d'avoir encore de l'allant, d'être encore vivant.
J'ai pu le constater de nouveau en ce week-end charentais. Je le vois quotidiennement sur ce blog, aussi. La vieillesse gagne du terrain. Ici, la moyenne d'âge frise la soixantaine, ce blog est l'antichambre de l'hospice, de la maison de vieux. Ah ! Il faut se les fader ces vieux qui radotent leurs souvenirs de quand ils étaient jeunes ! Une plaie, je vous dis pas. Et que c'était mieux avant, et que hier c'était pas comme aujourd'hui, et que ça se souvient de quand ils pétaient le feu au lieu de péter à en souiller les fonds de caleçon.
Je ne critique pas les vieux. Ils font bien ce qu'ils peuvent, les pauvres ! Ils ont bien du mérite, allez. On peut juste leur reprocher de n'avoir pas eu le courage de partir à temps. Ils s'accrochent à la vie mais la vie, elle, elle tente de leur échapper, elle file entre tous les pores de leur peau parcheminée. La vie, c'est la jeunesse, c'est pas un truc de vieux. C'est par erreur qu'elle semble habiter encore pour un temps les anciens.
Je comprends le désarroi de ces petites vieilles, de ces petits vieux, qui n'ont pas vu arriver la fin du temps qui leur était imparti. Ils n'en croient pas leurs yeux chassieux et cataracteux, il se raccrochent aux branches et se regroupent pour se serrer les coudes. Alors, ils se donnent l'illusion que leur vieillesse vaut bien la jeunesse des autres et ils se rejouent les actes et les scènes de leur petite comédie humaine mal écrite, mal jouée, mal mise en scène, qui n'attire guère de spectateurs. Ils s'applaudissent, feignent l'intérêt, masquent la réalité, griment le présent, abolissent le futur, gesticulent et parlent de travers, interprètent un rôle de composition. Ont-ils seulement jamais été jeunes, ces vieux ?
Oui, évidemment qu'ils ont été jeunes ! Depuis que le monde est monde, c'est ainsi, les jeunes d'aujourd'hui seront les vieux de demain, pourvu que le grand manitou leur prête vie assez longtemps. Mais un jeune d'hier n'est pas un jeune du temps présent ! Ah non ! C'est la source de l'incompréhension abasourdie qui accable ces petits vieux anciens jeunes. Ils ne parviennent pas à comprendre la jeunesse de maintenant tellement elle est différente de leur jeunesse à eux. Ils ne pigent pas, ne peuvent pas accepter, ne peuvent pas s'y faire. Non ! Etre jeune, ça ne peut pas être ça ! Ils ne veulent pas reconnaître la peur qui leur mord le ventre, il ne veulent pas voir la mort qui se rapproche, la grande maladie qui les grignote déjà. Ils voudraient pas que ça ait bougé. Ils auraient voulu que le temps s'arrêtât en leur temps. Ils veulent du Zorro en noir et blanc sur la télé du salon, ils veulent de la 404 dans les rues, des nouvelles imprimées sur papier, des flippers dans les troquets, du disque microsillon sur les Tepaz. Ils pestent contre ce qui n'est pas de leur jeunesse tant ça leur indique qu'ils sont désormais vieux. Peut-être plus pour très longtemps, notez bien.
Ce qu'il y a de bien avec la vieille, avec le vieux, c'est que ça n'a pas d'avenir. C'est appelé à disparaître, à se faire remplacer. Ce n'est qu'une question de temps. Patience, d'autres vieilles, d'autres vieux, viendront balayer tout ça ! C'est la cruelle marche du temps qui passe. Tous ces petits vieux d'aujourd'hui refusent ce que leur génération a construit. Jeunes, combien ils ont critiqué les réalisations de leurs parents et grands-parents ! Mais maintenant, comment ils louent tout ça ! Faut les voir et entendre pour y croire.
Ils sont là à s'ébaubir devant des motocyclettes hors d'âge. Il n'y a personne pour les contredire, pour leur expliquer qu'ils déraisonnent, que leur cerveau cafouille, que les neurones sont embourbés, que ça tourne en roue libre, que ça n'engrène pas, que ça manque d'huile. Alors, ils se congratulent les uns les autres, se persuadent, crachent sur le reste du monde. Une assemblée d'anciens combattants d'une guerre dont le monde se fout. Dépliant leur colonne vertébrale rouillée et usée, ils se redressent tel le coq qui va chanter pour afficher leur fierté d'avoir été jeunes en leur temps. C'est beau d'y croire à ce point durant quelques heures. C'est grand de parvenir à nier l'évidence à ce point, d'être aveugle au présent.
Moi qui ne suis déjà plus très jeune j'ai bien conscience de la pente descendante. C'est plutôt confortable, finalement. Il n'y a qu'à se laisser couler, s'armer de patience et attendre que ça passe. Sans illusion, je pressens la fin se profiler à l'horizon et je tente de vivre cette fin de route sans cultiver la moindre appétence pour quelque nostalgie qui soit. S'il est entendu que ce ne sera pas mieux demain, il est certain que ce n'était pas mieux hier.

Moto de jeune

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