En bas coule la Vézère

Je me suis arrêté là, je surplombe la Vézère, nous sommes en automne et j'ai l'intention de faire une photographie. Un grondement reconnaissable entre tous se fait entendre. Il change d'intensité au gré des virages. Les gaz sont coupés, un son grave étouffé puis la poignée est tournée dans un déferlement de décibels rageurs. La motocyclette apparaît. C'est bien une Harley-Davidson, je ne me suis pas trompé.
Je la regarde arriver vers moi. Je me dis qu'il serait bien que son pilote décide de s'arrêter un instant sur la petite esplanade où je me trouve. Ce n'est pas sûr qu'il le fasse. Il le fait. Il déploie la béquille, tourne la clé placée sous sa cuisse droite. Le cliquettement de l'échappement poursuit la musique mécanique pour quelques secondes. L'homme enlève son casque, je vais vers lui. A mon sourire, il comprend que j'apprécie sa monture. Nous nous disons bonjour. La moto est immatriculée en Grande-Bretagne. Mon anglais est très mauvais, exécrable, indigent. J'essaie toutefois. Quel modèle ? Dyna 1450cc. Echappements bien libérés Screamin' Eagle, carburateur et filtre à air S&S pour ce qui est visible. Ce qui m'est invisible m'est expliqué. Les soupapes aussi sont des S&S. Tout ça avec moi qui ne parle pas anglais et lui qui ne parle pas français.
Il est Irlandais. Je m'étonne. Pourquoi ce "GB" sur la plaque d'immatriculation ? Irlande du Nord ! J'avais écarté cette possibilité. Sans qu'il me soit nécessaire d'aborder la question, le Brexit est tout de suite mis sur la table. Ça le désole. Ça le chagrine. Il m'explique qu'il a une maison dans la région, après Sarlat. En Irlande, il travaille dans une ferme. Il voudrait s'installer en France comme paysan. Le pourra-t-il avec le Brexit ? Nous nous moquons de Boris Johnson et de Donald Trump et puis nous nous posons là à regarder le paysage qui s'étale devant nous. La Vézère en bas, la falaise et ses aménagements, les arbres et la couleur qu'ils adoptent en cette saison. "Great !". Je suis d'accord avec lui, je pense. Ouais, c'est beau.
Je ne le prends pas en photo, je ne photographie pas la machine. J'oublie même de demander son prénom. On se serre la main, il remet son casque et ses gants et il repart. Je suis la moto et son sillage musical à deux cylindres gavés d'essence. Je retourne à mes affaires de photo. Je monte le 80-200 sur le boîtier et je peaufine mon cadrage. Ce que je vois dans le viseur me convient, je déclenche. J'essaie d'autres possibilités, je bouge un peu, je sens que l'on pourrait mieux faire, que ça aurait pu être mieux avec une meilleure lumière, avec un ciel moins gris.
Il y a plus de cinquante mille ans, l'Homme est arrivé là et il s'est installé. Le paysage devait-être tout autre. Est-ce qu'il s'est extasié sur la beauté des lieux ? Il s'est sans doute dit que c'était un chouette endroit avec de l'eau, du poisson, du bois, des abris. Je ne pense pas que la science saura jamais percer ce que ces ancêtres pouvaient penser mais on peut se dire que nous n'avons pas tellement changé. Il n'y a pas de raison de penser que l'humain d'autrefois n'avait pas le sens du beau. Ces lieux ont été habités sans discontinuer jusqu'à la Renaissance au moins. Aujourd'hui, c'est l'un des sites les plus visités par les touristes. Je ne suis pas certain qu'il faille vraiment conseiller la visite. Je ne suis pas certain que la mise en scène des lieux serve la cause de l'accès à la connaissance. C'est le problème du tourisme en Dordogne. On mise sur la préhistoire, tout est préhistorique et on alimente la confusion auprès du public. Le Moyen-Âge et la Renaissance de ce site passent un peu à la trappe même si c'est bien expliqué par ailleurs.
Mais bon, moi j'étais parti pour aller ailleurs. Je suis passé par là parce que je m'étais dit que j'aurais sans doute plus de chance de trouver une photo à faire qu'en passant par la "grande" route habituelle qui est plus directe. Au moment où je commence à ranger mon matériel, des touristes arrivent dans une Peugeot 3008. Ça n'a pas l'intérêt d'une production de Milwaukee (Wisconsin). Je monte dans ma bagnole, je mets la ceinture, je démarre et je poursuis ma route vers ailleurs.

Roque Saint-Christophe

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