De l'importance de savoir lire

Aujourd'hui, ça n'allait pas trop mal. Le moral n'était pas au plus bas, j'avais arrêté de m'entraîner à faire des nœuds coulants, je n'affûtais plus les lames de rasoir, j'arrêtais de consulter le Vidal à la recherche des comprimés les plus létaux, je ne recherchais plus la pierre assez lourde pour m'amener à coup sûr au fond du fleuve. Tout allait aussi bien que cela pouvait aller et, alors que je m'adonnais à la poursuite de la lecture d'un magazine vantant les charmes incontestables du Périgord, je me suis dit in petto que j'avais tout de même une veine de chef de gare de savoir lire.

Dans la vie, il y a des trucs qui sont plus importants que d'autres. Avoir bon appétit, avoir le moral, c'est tout de même vachement obligatoire. Avoir la santé aussi, remarquez. Ne pas être trop dans la dèche, c'est pas mal non plus. En fait, plus j'y songe et plus je me dis que le secret d'une vie épanouie et agréable à vivre, c'est d'avoir un minimum d'ennuis, de tracas, de problèmes, de soucis et d'autres choses qui sont de nature à vous la pourrir, la vie. Mais après que l'on a fait le tour des éléments encore plus nécessaires que tous les autres au rang desquels je mettrais le fait d'avoir des poumons pour respirer, un cœur pour faire circuler le sang, un cerveau pour commander les organes et les membres, des muscles pour faire bouger l'ensemble, des os pour faire tenir tout ça debout, des oreilles pour entendre, une langue pour goûter, une bouche pour boire, des yeux pour y voir clair et un trou du cul pour se vider des choses encombrantes, je me dis qu'il y a tout un ensemble de fonctions et facultés qui peuvent paraître secondaires bien qu'elles soient tout de même fort utiles. Et par exemple, et c'est là que je veux en venir, savoir lire. Et j'ajouterais pour ma part, surtout, savoir lire le français.
Il y a plein de personnes qui ne savent pas lire le français. Pour les étrangers qui peuplent une très large partie de la planète et qui sont d'une quantité phénoménale, ce n'est pas vraiment important de ne pas lire le français. Ils ont leur manière à eux de parler et ça semble leur suffire. Mais pour nous autres, Françaises et Français, tout de même, c'est vraiment très utile de savoir lire le français. De savoir l'écrire aussi, dans une certaine mesure, mais surtout de pouvoir le lire, à mon avis.
Je ne sais pas si beaucoup d'autres philosophes ont réfléchi à la question. Je n'en suis pas sûr. Déjà, la plupart des bons philosophes sont parfaitement étrangers et, d'autre part, la majeure partie d'entre-eux sont morts. Le mort, jusqu'à preuve du contraire, n'a pas à savoir lire le français. Je sais que le sujet fait polémique et que d'aucuns prétendent au terme d'une longue et vaine ratiocination que l'on ne peut pas affirmer que les morts ne ressentent pas le besoin ou la nécessité de lire le français (ou autrement). A ceux-ci, je rappellerai juste que, du moins pour les morts qui ne sont pas incinérés ou dépecés, pour ceux qui sont enterrés dans un cercueil normal placé dans un cimetière normal, que l'on a rarement vu de mort enterré avec sa bibliothèque et que, du reste, il est au moins aussi rare de trouver une bière équipée d'un dispositif d'éclairage. Allez lire dans le noir total, vous ! Oui, d'accord. Un mort connaissant le braille pourrait y parvenir, je vous le concède. D'accord. Mais quoi qu'il en soit, ils ne forment pas la majorité des morts et, au mieux, constituent l'exception qui vient confirmer la règle, comme on dit.
On m'objectera également que le jeune enfant qui vient de naître ne sait pas lire et que cela ne semble pas lui nuire outre mesure. C'est vrai mais il faut noter que le bébé n'est pas à proprement parler autonome. Laissez seul un bambin avec une réserve de nourriture à sa disposition et revenez une semaine plus tard. Vous pourrez constater qu'il n'aura sans doute pas su se débrouiller par lui-même. De même, des études scientifiques menées par des personnes désireuses de faire avancer la science (et malheureusement incomprises) tendent à prouver qu'un enfant placé dans un congélateur avec le mode d'emploi à portée de main ne parvient pas à se libérer seul, et ceci même après plusieurs jours. A partir d'un certain âge, l'enfant apprend à lire et comprend l'usage qu'il pourra faire de cet apprentissage. Il pourra s'élever dans l'échelle sociale et occuper un emploi qui fera la fierté de ses parents. A contrario, un enfant qui ne parviendrait pas à apprendre à lire correctement serait vite la risée de toute la classe et n'occuperait, au mieux, qu'un emploi subalterne chichement rémunéré. Mais passons.
On pourra aussi noter les cas amusants de ces personnes qui, sachant lire, sont incapables de comprendre un texte pourtant simple. Certaines sont à la limite de comprendre la liste de courses par elles rédigée. Ces personnes sont plus nombreuses que l'on peut le penser. Ceci dit, et sans chercher à leur trouver des excuses, il faut reconnaître qu'il existe des textes qui sont, semble-t-il, réalisés pour être incompréhensibles. Nous avons tous été confrontés à ce genre de textes. Dans le lot, nous pourrons mettre certaines notices d'emploi de produits manufacturés, quelques extraits de jugement, quelques traités philosophiques, poétiques, scientifiques.
Il est couramment admis que la lecture permet le savoir, la compréhension. On a souvent dit que l'on a longtemps laissé les braves gens éloignés de la lecture et de l'écriture afin de les laisser macérer dans l'ignorance et la croyance. Ce n'est sans doute pas totalement faux. Pour autant, on peut se demander s'il faut réellement permettre à tous d'accèder au savoir. Enfin ! Ce n'est pas à moi de me prononcer sur la question. Disons qu'il s'agit là, certainement, de l'une de ces grandes idées humanistes. Que voulez-vous ! On ne dira jamais assez le mal qu'ont pu faire les "gens de gauche" ou assimilés à nos sociétés.
Car enfin ! Le peuple a toujours existé et, à moins que l'on puisse m'apporter la preuve du contraire, il a vécu depuis toujours sans qu'il ressente plus que ça un besoin impérieux de savoir lire ou écrire ! Que diable ! A quoi bon s'occuper de cela lorsqu'il s'agit de manier la pioche ou la bêche ? A quoi bon savoir lire lorsqu'il est question de mener du linge souillé au lavoir ? Et de vous à moi, les pauvres sont-ils seulement plus heureux depuis qu'ils ont accès au savoir ? Et étaient-ils seulement plus malheureux avant ? Bien sûr que non ! Tout cela relève de la plus misérable des escroqueries intellectuelles. J'irais presque jusqu'à prétendre que cette sotte idée de donner la lecture à tous a eu un effet des plus néfastes pour l'écrit. Je m'explique. Autrefois, aux temps bénis ou chacun était à sa place et ne pétait pas plus haut que son cul, les écrits étaient nobles. Nous avions de beaux écrits pour de belles gens et beau plus beau donne du plus beau encore. Avec la popularisation de la lecture, il y a eu vulgarisation de l'écrit. Aujourd'hui, nous pouvons voir, horrifiés que nous sommes, l'écrit utilisé pour nous vendre de la viande de poulet, du dessous en fibres synthétiques ou de l'assurance-vie. Si ce n'est pas malheureux ! Où sont les Ronsard, les Montesquieu ou les Flaubert ?
Et que dire de celles et ceux qui se permettent d'écrire n'importe quoi n'importe comment pour n'importe qui au risque de dévoyer cette merveilleuse découverte qu'est la lecture ? Et j'en connais, de ceux là ! Parfois, on pourrait penser que le seul but de ces personnes est de remplir. Ils écrivent pour ne pas laisser vide. On ne devrait écrire qu'en cas de nécessité absolue. C'est ainsi que nous sommes inondés de textes creux, vides d'intérêt, qui ne sont là que pour faire croire qu'il y a du texte. Prenez la plupart des buletins municipaux, par exemple. Hormis les quelques informations pratiques qui peuvent être de quelque utilité, hein ? Que nous apprennent les "mots du maire" ou les compte-rendus du club philatélique ou de celui du troisième âge ? C'est vraiment bien triste. Et pour en revenir à la revue dont je vous parlais au début de ce billet formidable. Nous avons un bloc de papier vantant les mérites du Périgord. Des photos et des textes. Les photos nous montrent de beaux paysages, de beaux châteaux, de belles tables. Bien. Les textes, eux, et même s'ils apportent parfois quelques éclairages historiques bien venus, ne servent à rien. Et les romans, après tout ? A quoi ça peut bien servir, un roman ? Ces personnages qui n'existent pas à qui il arrive des aventures imaginaires. Soyons sérieux ! Et il y en a qui paient pour ça ! Et il y en a qui sont payés pour ça !

Mais je m'emporte, je m'emporte. En fait, aujourd'hui j'ai fait un dessin et je me suis dit que j'aurais pu faire un petit texte pour l'accompagner. Le souci, c'est que je n'avais strictement rien à dire et que je me suis laissé aller à écrire n'importe quoi. Au début, j'avais vaguement l'idée d'écrire un texte illustrant le fait que le Rat ne savait pas lire et qu'il allait s'empoisonner en mangeant et buvant ce que des personnes lui auraient laissé comme poisons en lui faisant croire qu'ils lui offraient un repas. Et j'ai mis une petite affiche expliquant cela. Seulement, après coup, je me suis rendu compte qu'il était idiot de prétendre que le Rat ne savait pas lire les étiquettes s'il parvenait à lire la pancarte. Et là, je me suis subitement aperçu que j'étais bien le dernier des incapables et j'ai eu vraiment honte. Pour m'en sortir, je n'ai rien trouvé de mieux que de tenter d'écrire un très long billet avec le secret espoir que les visiteurs n'auraient jamais le courage d'aller au bout de mes délires et abandonneraient avant d'arriver au mauvais dessin.
Et puis aussi, il fallait bien que je trouve une occupation dans l'attente de la bonne cuisson de mes pommes de terre du repas quotidien. Si j'avais fait des nouilles, j'aurais sans doute pondu un texte plus court. Là, c'est cuit alors je vais manger.

Ne bouffez pas ce que vous ne connaissez pas

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