Les limites de la zététique

mage-aveugle.jpgLaissez-moi vous raconter une histoire. Elle débute vendredi. J'avais un verre reçu d'une vieille tante qui me l'avait offert au soir de sa vie alors que, presque aveugle, réfugiée dans l'unique pièce encore chauffée de son vaste manoir bâti au haut d'une colline d'où l'on régnait sur une lande désolée et désertée de tous, peuplée seulement des habitants des marais puants sur lesquels flottait une brume perpétuelle pestilentielle, sentant sa fin proche, elle s'était mis en tête de recevoir les membres de la famille qui ne lui avaient pas tourné le dos et procéder ainsi à une sorte de partage de ses dernières richesses. J'étais de ceux là. C'était il y a longtemps. J'étais jeune.
Se saisissant en tremblant d'un verre à pied sur la table de nuit, elle me le tendit et m'expliqua que c'était là un verre sans vraie grande valeur, qu'il avait contenu de la moutarde, et que c'était mon héritage. Les yeux baignés de larmes par un trop-plein d'émotion, je la serrai chaleureusement dans mes bras jusqu'à en faire craquer ses vieux os fatigués. J'entendis une plainte étouffée et relâchai mon étreinte pour la laisser reprendre son souffle. Elle me recommanda de prendre bien soin du verre, de le laver après utilisation et d'en faire bon usage. Elle me congédia alors, prétextant une soudaine fatigue. Je la saluai et partis.
Des années durant, je me servis de ce verre à chacun de mes repas, pour boire de l'eau ou du vin car ce verre pouvait contenir aussi bien l'un que l'autre. Pendant toutes ces années, à chacun de mes repas, je saluai la mémoire de cette chère grand-tante chaque fois que je portais le verre à mes lèvres. Des décennies durant, je me félicitais de posséder un tel verre pouvant accueillir sans coup férir de l'eau ou du vin, du jus d'orange ou du Schweppes. J'étais le plus heureux des hommes.
Or, il en est des verres comme des pieds, il arrive qu'à l'occasion d'une inattention malencontreuse on vienne à les casser. C'est ce qui est arrivé vendredi dernier. Le verre a chu et s'est fracassé. J'en ai été mortifié. J'ai bien songé un instant recoller les morceaux mais un verre à pied, comme un couple à la dérive, ne supporte guère le traitement. Il n'est rien de pire qu'un verre fuyard répandant son contenu sur la nappe de percale amidonné. Contrarié, je fis mon deuil de ce verre, souvenir de la grand-tante tant aimée.
Ce samedi, profitant d'une sortie, je me rends au conteneur à verre usagé pour y déposer quelques bouteilles vides, quelques flacons du même tonneau et le verre à pied qui n'en avait plus que le nom. Il m'a été dur de me résoudre à laisser tomber le verre brisé dans le réceptacle mais j'ai su me montrer fort et n'ai pas versé de larme. Pour autant, l'émotion m'étreignait avec force et cette affaire m'a secoué. Sur l'esplanade qui surplombe la piscine municipale actuellement en travaux, je note la présence de deux camping-cars, un blanc et un bleu, ainsi que de deux personnes sans âge qui semblent me regarder avec intérêt. Je n'y porte pas une réelle attention mais cet événement apparemment sans conséquence se grave dans ma mémoire.
Je remontai dans ma voiture et allai faire ce que j'avais à faire. Je rentrai chez moi quelques heures plus tard. Je me préparai à manger et me résolus à choisir un verre anonyme parmi ceux en ma possession. Je mangeai et allai me coucher pour lire quelques pages du livre en cours. J'eus du mal à trouver le sommeil et la nuit fut peuplée de rêves étranges à la limite du cauchemar.
Le lendemain matin, un dimanche comme de bien entendu, après avoir bu du café et pratiqué à quelques ablutions, bravant le froid et la pluie, je descendis l'escalier de chez moi pour aller chercher un document que j'avais oublié dans mon automobile. Arrivé au bas des marches, je suis attiré par un éclat qui vient s'inscrire sur ma rétine. Je tourne la tête et, avec un étonnement sans égal, je vois mon verre en morceaux. Je les ramasse et, oubliant d'aller chercher le document dans la voiture, je remonte chez moi. Je dépose les morceaux de verre sur la table et je les observe, interdit. Ce sont bien les morceaux du verre de la grand-tante, j'en suis plus que sûr et certain, il n'y a pas de place pour le moindre doute. En replaçant les pièces du puzzle, je parviens à presque reconstituer l'intégralité du verre. Je suis sous le choc. Comment cela peut-il être ? Par quel miracle ? Par quel maléfice ? Comment le verre a pu sortir du conteneur et venir s'échouer au bas des marches ? Surtout avec un pied cassé ! Je me questionne et ne trouve pas de solution au problème.
Je me repasse le film dans la tête. Je me revois parfaitement faire glisser les morceaux du verre à pied dans le conteneur à verre usagé, je m'entends penser intérieurement qu'il aura une nouvelle vie après son recyclage et que, peut-être, le reverrai-je un jour sous une autre forme, en la personne d'un bocal à cornichons, d'un pot à confiture, d'une bouteille de vin de Bordeaux. Et alors, alors que je me débats toujours avec cette ritournelle du film de Boorman qui ne veut pas s'en aller de mon esprit, je repense à ces camping-cars et à ces personnes sans âge que j'avais tout de même trouvé un peu étrange, finalement. Et j'en arrive à me demander si elle ne m'avaient pas vu jeter le verre et si elles ne me l'avaient pas ramené en bas de chez moi. Je suis au comble du trouble.
Mais même si l'on admet que ces personnes aient pu faire cela, il reste une question. Pourquoi ? Pourquoi et comment ? Comment retrouver les morceaux du verre cassé, pourquoi me les ramener ? Et qu'est-ce qu'il se cache derrière tout ça ? Et serait-ce l'esprit de cette grand-tante qui aurait manigancé tout cela ? Et, fatalement, la question qui fait peur. Suis-je en train de devenir fou ? Faudra-t-il que j'arrête la drogue et l'alcool frelaté artisanal ? Aurais-je mangé quelque produit plus tout à fait frais ? Existe-t-il des êtres supérieurs à nous qui agissent dans notre dos avec des intentions qui nous échappent ? Et que c'est-il réellement passé à Roswell ? Et sont-ce des extraterrestres qui ont bâti les pyramides égyptiennes ? Et Mélenchon est-il vraiment à la solde de l'UMP ?
Je me sais sain d'esprit. Je ne suis pas fou. Je le sais et j'ai des preuves. Qui pourrait tenter de me faire tomber dans la folie ? Des ennemis, à n'en pas douter un instant. Quels ennemis ? Je ne m'en connais pas. En rapport avec mes activités ? Avec mes idées ? Je me refuse de crier au complot mais avouez que tout cela est pour le moins troublant.

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Les beaux esprits, les zététiciens, mettent le doute au-dessus de tout. Le doute est à la croyance ce que l'intelligence est à l'UMP ou au F-Haine. Le doute, ça consiste à ne pas tout gober sans avoir un minimum d'esprit critique. Tout en bas de la preuve scientifique, il y a la rumeur. La rumeur, ça vient de partout et de nulle part, ça gagne tous les niveaux de la société, ça se diffuse insidieusement, ça crée des peurs paniques et des actes irréfléchis. C'est ce qui est utilisé dans les marchés financiers, par exemple. La rumeur dit que telle entreprise va faire un gros bénéfice ou qu'elle va se ramasser la gueule en beauté sur telle ou telle opération et les cours montent en flèche ou chutent dans les abysses. La rumeur, elle peut annoncer qu'il va y avoir une pénurie de carburant et tous les automobilistes se ruent à la pompe, créant une pénurie momentanée. "La preuve que c'était vrai, il n'y a plus de gazole chez Carrefour !"
Le deuxième niveau, c'est le témoignage. De bonne foi (ou non), une personne vous explique qu'elle a vu un homme habillé comme ci monter dans une voiture comme ça et partir par là. Si cela n'a a priori aucune conséquence, vous pouvez bien croire cette personne. Par contre, si l'action relatée concerne un crime ou un événement important, mieux vaut croiser les témoignages. De bonne foi, j'ai pu voir un homme habillé en bleu monter dans une voiture rouge et emprunter cette rue. Dans les faits, j'ai pu me tromper sur un, deux ou trois points. Ou avoir vu une personne qui n'a rien à voir avec l'affaire, aussi ! Le témoignage est sujet à l'auto-persuasion. Je suis persuadé qu'hier, à telle heure, j'ai vu telle chose à tel endroit. Pourquoi ? Parce que, à cet endroit précis, habituellement, cette chose est présente. Je suis persuadé de l'avoir vue hier à telle heure parce que je m'attendais à ce qu'elle y soit. L'ai-je réellement vue ? J'en mettrais ma main à couper. Sauf que ça fait des mois que cette chose a disparu. J'ai un exemple à ce sujet. Je ne vais plus souvent à Brive mais durant des décennies, à l'entrée de la ville, en face de l'aérodrome, j'ai eu l'habitude de voir les immenses citernes d'un dépôt de carburant. Je les vois encore, des citernes bien hautes avec, souvent, des camions citernes à proximité. Je ne vais plus souvent à Brive mais j'y vais tout de même de temps à autres. Récemment, un copain qui va plus souvent à Brive évoque ce dépôt de carburant disparu pour expliquer la hausse du prix des carburants à Brive. Etonné, je lui demande depuis quand ce dépôt a disparu et affirme qu'il était encore là la dernière fois que je suis allé à Brive. Cela devait faire bien des années que je n'y avais pas mis les pieds. Depuis, à chaque fois que je vais dans cette ville de Corrèze, je regarde pour m'assurer qu'il a effectivement disparu et je n'en reviens toujours pas. J'aurais eu à témoigner, de bonne foi j'aurais dit qu'il y avait un dépôt de carburant à Brive. Sûr à 100%. Le témoignage, même direct, n'est pas toujours la vérité.
Lorsque plusieurs personnes commencent à rapporter des propos sans qu'il y ait de différences notables dans les témoignages, on peut commencer à porter crédit à la chose. Alors, c'est une information crédible, celle que l'on peut trouver dans la presse. Cela ne veut pas dire non plus que c'est la vérité, toutefois. Si les témoignages sont corroborés par des canaux officiels (gendarmerie, préfecture, pompiers...) on peut commencer à douter de l'utilité du doute. Sauf si l'information paraît tout de même trop incroyable. Si plusieurs milliers de personnes racontent sur Internet que l'information est fausse parce qu'elles voient bien sur des vidéos que la voiture n'est pas la même d'une vidéo à l'autre, si tout cela a trop l'odeur de la théorie du complot, on est en droit (et en devoir) de creuser la question. Si un groupe d'une vingtaine de personne affirme avoir entrevu une licorne un soir de pleine lune à l'orée d'un bois alors qu'elles étaient réunies pour une cérémonie de communion avec mère nature, nues, fumant une herbe libératrice des forces psychiques, on a le droit de rigoler un bon coup sans même se donner la peine de chercher à démêler le vrai du faux.

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La preuve scientifique est là pour prouver, comme son nom l'indique. La science n'a pas à démontrer qu'un fait hautement improbable est faux. L'existence et la non-existence de dieu n'est pas du ressort de la science mais de la croyance (dans les deux cas selon moi). Par contre, pour quelque chose qui ne paraît pas insensé, la science est là pour chercher, expliquer, démontrer. Une preuve scientifique doit pouvoir être expliquée et reproduite. Dans mon histoire de verre baladeur, le scientifique ou le zététicien commencera certainement par exprimer un énorme gros doute. Un verre qui se promène tout seul d'un endroit à un autre (avec un pied cassé, en plus), ça ne se voit pas tous les jours. On ne peut pas croire une histoire pareille. Et si on la croit, c'est que l'on est crédule. Ou que l'on présente un terrain favorable pour croire. Pour croire tout simplement. La croyance, c'est ne plus s'ouvrir au doute. C'est avoir foi en sa croyance, en ses certitudes.
Admettons que je ne sois pas réputé fou. Admettons que l'on reconnaisse pouvoir me prêter crédit d'une manière habituelle. Un zététicien pourrait s'intéresser à mon histoire et écouter mon témoignage. Selon moi, le verre offert par ma grand-tante était cassé, je l'ai mis dans un conteneur à verre usagé et je l'ai retrouvé le lendemain en bas de chez moi. La seule chose à noter serait alors la présence de personnes à proximité de deux camping-cars. On pourrait expliquer le "miracle" en disant que ces personnes, pour d'obscures raisons, auraient ramené les morceaux de verre à mon domicile. Mais alors, comment auraient-elles su où j'habitais ? En se renseignant dans le village ? Un homme, barbu, avec des lunettes, dans une Ford Mondeo verte. Possible mais peu crédible. Et comment seraient-elles allées chercher les morceaux de verre ? Ça paraît assez impossible. Pour s'assurer que le verre retrouvé est bien le verre jeté, il faudrait vider et examiner le contenu du conteneur. Si l'on reconnaît qu'il y a peu de chances pour que le conteneur ait été vidé un samedi soir ou un dimanche matin, au prix d'un travail fastidieux, on pourrait peut-être au moins retrouver quelques bouts du verre et prouver que les deux verres ne sont pas un. Si, par malheur, le conteneur a été vidé, il ne reste que mon témoignage. Le doute oblige de se demander si le verre jeté est le verre trouvé. Il s'agit, dans un cas comme dans l'autre, s'ils se ressemblent autant que je l'affirme, de verres à moutarde. Ils ont dû être produits à quelques dizaines de milliers d'exemplaires et ne sont donc pas formellement rares. Il se pourrait donc que ce ne soit qu'un hasard, une bizarre coïncidence. Mais il se pourrait aussi que je sois victime d'une auto-persuasion. Lorsque j'ai jeté mes bouteilles et flacons dans le conteneur, j'ai été certain de jeter le verre cassé. Seulement, j'ai été intrigué par la présence des personnes et des camping-cars. Je n'ai pas fait attention au fait que, en descendant le verre à jeter de chez moi, le verre cassé est tombé du sac au pied de l'escalier. Lorsque je suis revenu chez moi le samedi en fin d'après-midi, je n'ai pas fait attention à ces débris. Je ne les ai vus que le lendemain matin et j'ai été troublé par cela. Je me suis refaits le film de la journée précédente et me suis vu jeter le verre et regarder les personnes à côté de leurs camping-cars. C'est de l'auto-persuasion, c'est la limite du témoignage. L'explication est simple et il n'y a pas de mystère.

Oui mais, tout de même. Je ne voudrais pas dire mais les personnes à côté de leurs camping-cars, un bleu et un blanc, je les ai revus aujourd'hui, au petit matin, en me réveillant. J'étais à côté de la cafetière. Je venais de mettre un filtre en papier dans le porte-filtre et je tenais la boîte de café dans la main gauche. J'avais déjà versé deux cuillères de café moulu dans le filtre et je les ai vus. Elles étaient au volant de leur camping-cars et elles volaient à hauteur de la fenêtre de la cuisine. Je les ai bien regardées. Elles m'ont fait un petit signe de la main en souriant. Et puis, ma grand-tante est apparue par la vitre baissée et elle m'a envoyée un bisou du bout des doigts. Elle a tendu le bras et elle a déposé un verre tout neuf sur l'appui de fenêtre.

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