Solidarité mon cul

Alors que j'apprends sur le site du journal Sud Ouest que deux cents tonnes de canards sont incinérés chaque jour à Agen, des canards, dans une indifférence coupable, s'amusent comme des fous à faire des glissades dans l'eau fraîche de l'Auvézère en se foutant pas mal du sort de leurs frères d'élevage.
C'est choquant. Enfin moi, ça me choque. Oui, certainement, on peut être choqué de voir ces canards s'amuser lorsque d'autres sont massacrés mais ce qui me choque vraiment, c'est de parler de ces canards en terme de tonnes. Imaginons un instant que l'on entende aux informations ou que l'on lise dans la presse que "... tonnes de Syriens morts lors de l'attaque de..." ou, mais je vois bien que vous m'avez vu venir, lire que lors de la seconde guerre mondiale tant de tonnes de juifs sont passés par les fours crématoires des camps d'extermination nazis.
Comment ? Ah oui, des canards tués pour cause de grippe aviaire et des hommes et des femmes tués pour cause de folie idéologique, ce n'est pas la même chose. Ah non, c'est sûr, ce n'est pas comparable. Il n'empêche que je ne peux pas m'empêcher, ce matin, avec beaucoup de mauvais esprit, de faire un parallèle de mauvais goût. Par exemple, il y a ces canards photographiés hier à Cubjac alors que je passais par là et toutes ces personnes qui savaient le sort réservé aux personnes parquées dans ces camps d'extermination qui ne se sont pas révolté outre mesure, qui se sont tues, qui n'ont rien fait. On peut estimer que ces canards croisés hier sur l'Auvézère ne savent rien de ces affaires de grippe aviaire et qu'ils ne savent pas plus que l'homme peut "élever" des canards pour les gaver et manger leur foie gras au moment des fêtes, que l'homme peut aussi choisir de tuer, de massacrer, des "tonnes" de leurs semblables par peur d'un virus grippal.
Parce que la question est de savoir pourquoi on tue ces canards. Oui, pourquoi après tout ? Je lis que le virus H5N8 n'est pas dangereux pour l'homme et même qu'il a peu de chance de se propager à la faune sauvage. Donc, si je comprends bien, on tue les animaux d'élevage pour permettre de continuer l'élevage d'animaux. Le problème vient de l'élevage mais parce que l'on souhaite continuer à élever, on tue tout et on repart sur des bases saines. On ne fait pas dans le détail.
Je comprends bien que pour les éleveurs et toute la filière du canard gras, d'un point de vue économique, il n'est pas question d'arrêter de produire du foie gras et du confit. D'un point de vue économique, question gros sous, ce n'est carrément pas envisageable. A la radio, j'ai entendu quelques éleveurs se plaindre un peu et attendre une bonne indemnisation de la part de l'État pour ce manque à gagner. Ce matin, je lis que "Les dépouilles de canards incinérées pourront être revalorisées sous forme de farines ou de graisses animales utilisées comme combustibles". Je lis aussi : "Un process par traitement thermique à plus de 130 °C, déjà imposé par la réglementation, permet de garantir les mesures de sécurité sanitaire et éliminer tout virus présent ou potentiellement présent". Ainsi, il s'agirait d'incinérer juste ce qu'il faut pour pouvoir gagner tout de même un peu de sous, malgré tout. Au moins que ça rembourse les frais d'incinération, quoi. Un minimum acceptable d'un point de vue économique. On parle de tonnes de canards exécutés, on parle aussi d'environ un million d'individus. A la grosse louche.

Bande de canards
Et cette saloperie de pensée qui ne me lâche pas, ce matin. Faut pas faire le parallèle, c'est mal et malsain. On ne compare pas des hommes et des canards, nom de nom ! N'empêche que les nazis aussi ils voulaient un peu rentabiliser les fours crématoires. C'est que ça coûtait, cette affaire ! Alors, on récupérait les cheveux et la graisse. C'est économique, je vous dis ! Moi, je suis choqué par cette affaire d'élimination de canards. Je ne peux pas vous dire vraiment pourquoi. Hier, lorsque j'ai vu ces canards sauvages heureux de vivre, s'amuser à faire des glissades dans l'eau fraîche de l'Auvézère, j'ai pensé tout de suite aux canards pas sauvages et à la grippe aviaire et à leur extermination. Bien sûr que ces canards heureux n'ont aucune idée du sort réservé aux canards d'élevage. Comme nous autres, humains, ignorons pour la grande majorité le sort de quiconque sur la planète. A l'heure où j'écris ces lignes, il y a des tas de personnes qui naissent, qui meurent, qui apprennent une bonne ou mauvaise nouvelle. Les victimes d'un conflit, d'un attentat (on en reparle ces jours-ci), d'une catastrophe naturelle, dès lors qu'elles sont nombreuses deviennent une quantité. Sauf un peu si elles sont connues. Les victimes de Charlie Hebdo sont des individus, celles récentes de l'attentat en Turquie ou, un peu plus tôt, de Nice, sont une quantité. On n'ose tout de même pas en parler en terme de masse. Douze tonnes de victimes lors du regrettable attentat à...
Je ne suis pas un canard (oui, avec un "a"). Je ne suis pas non plus opposé à la consommation de foie gras ou de confit de canard et je ne dédaigne pas cuisiner à la graisse de canard. Je ne suis pas complètement sot et sais bien qu'il est nécessaire de tuer le canard pour extraire le foie gras, découper les cuisses. Par contre, dans ma tête il y a un petit truc bien confortable qui fait que j'occulte le fait que l'on élève des tonnes de canards de manière industrielle et dans des conditions que je ne veux pas voir. J'ai, par confort, l'image de ce brave paysan du sud-ouest qui élève avec amour ses quelques canards dans sa petite ferme si typique du Sarladais. Il est sympa, ce bon paysan. Il a une bonne bouille. Faudrait pas trop réfléchir à tous ces trucs, ça vous pourrit vite votre journée.
Question solidarité, on ne vaut pas beaucoup mieux que les canards heureux de l'Auvézère. Que l'on n'aide pas les populations lointaines, admettons. On ne les croise pas, on ne peut pas les regarder dans les yeux. Par contre, lorsque l'on voit des personnes qui n'ont visiblement pas d'autre possibilité que de tenter de ne pas crever de froid dehors dans les villes, là, la question de la solidarité se pose. Il y a des initiatives isolées d'aide, il y a aussi des machins institutionnels qui prétendent apporter de l'aide aux personnes perdues dans la rue. On ne m'enlèvera pas de la tête que l'on ne fait pas tout pour aider et sauver ces personnes. Hier, j'entendais un type expliquer les difficultés pour avoir quelqu'un au bout du fil au 115, le SAMU Social. Hier aussi, j'ai entendu Hollande dire aux armées qu'il fallait leur donner plus de budget "pour assurer la protection des Français". Il souhaite que la dotation aux armées atteigne 2% du budget de l'État. 2% ! Bordel de merde ! 2% ! C'est énorme. Si les armées ont vraiment pour vocation de protéger la population, qu'elles commencent par héberger et nourrir toutes celles et tous ceux qui crèvent de froid.
La politique, ça doit pas être un truc facile. Il doit certainement y avoir tout un tas de facteurs et de considérations à prendre en compte pour que le pays fonctionne à peu près. C'est une question d'équilibre et de compromis. Le truc, tout de même, c'est que, dans mon idée, l'intérêt d'un État devrait être de permettre un meilleur "vivre ensemble". Evidemment, celui qui a ne veut pas perdre un peu pour aider celui qui n'a pas. C'est humain. On peut avoir le sentiment de mériter ce que l'on a et se dire que, après tout, les autres n'ont qu'à s'inspirer de son parcours pour avoir ce que l'on a. "Si j'ai pu le faire, tout seul moi avec mes petits bras, ils ont qu'à se sortir les doigts du cul et faire comme moi". C'est un discours que l'on entend souvent. Et c'est un discours qui est assez généralement admis par beaucoup. Ça a tout du sophisme mais comme ça semble tenir la route, après tout... Et puis, ça évite d'avoir à réfléchir.
Le fait est que nous ne sommes pas tous pareils. Il y en a qui ont la chance de naître ici et comme ça et d'autres qui ont la malchance d'avoir fait autrement. Le mérite n'a pas toujours sa place dans nos vies. C'est rassurant et glorifiant de croire que l'on est pour quelque chose dans sa réussite. Pour être honnête, on peut aussi dire que c'est facile et déresponsabilisant de prétendre que si l'on est dans la panade, c'est la faute à pas de chance ou la faute aux autres. Bon. Il n'empêche que nous ne sommes pas tous pareils. On peut naître avec des tares, physiques ou mentales, on peut avoir des aptitudes à faire certaines choses, on peut être né intelligent et on ne sera finalement pas pour grand chose dans sa réussite ou son échec. Selon moi, la majeure partie des gens mènent leur vie comme ils le peuvent. Rares sont celles et ceux qui font vraiment ce qu'ils ont rêvé de faire comme ils ont choisi de le faire.
Ce que je veux dire, c'est que si votre rêve de gosse a été de faire du bon pain et que vous avez réussi à créer votre boulangerie et à faire du bon pain, vous devez déjà être heureux de faire ce que vous avez rêvé de faire. Que vous puissiez gagner de l'argent et vivre confortablement, d'accord, mais à la condition que vous acceptiez de payer des impôts pour aider les moins chanceux. L'autre gros con de Macron prétend qu'il faut rêver de devenir milliardaire. Non mais quel con. C'est vraiment un rêve au ras des pâquerettes, ce rêve de merde. Rêver d'être riche ? Putain. C'est d'une tristesse.
Moi, mon rêve, ce serait de dessiner comme Franquin et de photographier comme Doisneau. Je ne rêve pas d'un tas de fric. Et en plus, je suis sûr qu'il est bien plus difficile de dessiner comme Franquin que de faire fortune. A la limite, je peux jouer au Loto et compter sur la chance. Le jour où le génie pourra être gagné lors d'un tirage au sort, on en reparlera.
Il y a quelques années, peu après l'élection de François Hollande, Gérard Depardieu a dit combien il en avait plein le cul de payer des impôts et qu'à la fin il n'avait plus rien. Il est parti en Belgique et puis en Russie. Je suis sûr qu'il pense avoir travaillé beaucoup pour devenir un acteur célèbre et que son talent doit tout au mérite. Parce que nos sociétés font une belle place à la méritocratie et à son pendant, le "c'est bien fait pour ta gueule". A quelqu'un qui est en train de crever d'un cancer du poumon, n'hésitez pas à dire : "c'est bien fait pour ta gueule, t'avais qu'à pas fumer". Ayons le courage de nos opinions. A quelqu'un qui a perdu une jambe dans un accident de la route, dites donc : "bien fait pour ta gueule, t'avais qu'à pas rouler si vite !". Oui, notre modèle de société invite à haïr l'autre voire, pire peut-être, à le mépriser. Il m'est arrivé de voir des personnes se moquer d'autres personnes handicapées mentales. Mouais.
Remarquez que la haine, il n'y a que ça de vrai. J'en sais quelque chose, moi qui suis un vrai et parfait misanthrope. Je hais l'Homme, le genre humain, cette merde grouillante et dégoulinante. J'ai de la haine pour ces systèmes humains basés sur la manipulation, la croyance, la recherche de son confort personnel et le mépris de l'autre. Je préfère l'indifférence et l'acceptation des différences. L'indifférence et les différences. C'est rigolo ça. Si j'avais le courage, je creuserais le sujet. Bref. L'indifférence, c'est pour moi accepter que les gens fassent ce qu'elles souhaitent faire. C'est la liberté. L'acceptation des différences, c'est plutôt la fraternité. J'ai conscience de ne pas être comme vous et que vous n'êtes pas comme moi. Nous sommes des individus, pas des clones. Je ne sais pas tout faire, je ne peux pas tout faire. L'intérêt de la société, c'est de pouvoir s'appuyer sur les autres pour atteindre des buts. C'est de pouvoir se regrouper, de s'aider, de construire ensemble, d'élaborer des idées en commun. De réfléchir à plusieurs, aussi. Je ne sais pas si l'on peut réfléchir loin tout seul. Pour finir sur le thème des devises républicaines françaises, il reste l'égalité. C'est difficile d'être égaux lorsque nous ne sommes pas tous équivalents ou permutables. Bien entendu, il est question d'égalité de traitement. Là, il y a du boulot. La même semaine, on apprend qu'un type est envoyé au trou pour avoir piqué je ne sais plus quelle pécadille dans un commerce et que Lagarde s'en tire avec les félicitations du jury. C'est populiste ? Pas si sûr. C'est surtout scandaleux à mon avis.

Mais alors voilà, on est en 2017 depuis à peine quelques jours et je sens déjà que cette année n'a pas fini de me mettre en colère. Loin de moi l'idée de jouer la Madame Irma mais j'ai comme dans l'idée que ça va être une sacrée année de merde à l'échelle mondiale et nationale.
Revenons à nos canards. Des tonnes de canards bousillés mais juste ce qu'il faut pour qu'ils puissent encore servir de combustible ou de farines animales pour nourrir d'autres animaux d'élevage. Bizarre ça, il y a comme un truc que je trouve choquant dans cette information lâchée comme ça, comme une évidence, sans même le moindre soupçon de cynisme ou d'ironie. C'est l'expression du bon sens libéral. Le libéralisme décomplexé va nous annoncer un jour qu'il est malheureux qu'un séïsme ait engendré tant de morts dans tel coin de la planète et, du coup, supprimé tant de consommateurs dont notre économie avait pourtant tant besoin. Les libéraux sont les plus cons des plus cons. Eux, je les hais encore plus que les autres. Pire que les racistes ou les tueurs d'enfants. On nous explique depuis quelques décennies que les marchés ont raison et qu'il nous faut nous plier aux volontés du marché. Jusqu'aux écolos qui, mine de rien, font le jeu des libéraux. Bah ouais hein ! Rien qu'en voulant interdire les vieilles bagnoles de rouler ils obligent les gens à acheter du récent sur lequel on ne peut plus rien réparer tout seul. Les écolos qui d'un côté disent favoriser les économies parallèles (AMAP[1] contre grandes surfaces par exemple) livrent des consommateurs pieds et mains liés aux industriels de l'automobile. L'économie (forcément libérale) a pris le pouvoir et a relégué le politique à la gestion à la marge de tout ce qui n'est pas intéressant pour l'économie. A mon avis, ce devrait être le contraire. Le politique devrait dicter ses droits à l'économie. Le politique devrait, par exemple, empêcher des industriels de l'agro-alimentaire de maintenir sous leur joug des paysans qui sont obligés d'élever toujours plus et dans des conditions toujours plus mauvaises des tonnes de canards. J'ai connu l'époque où, ici en Dordogne, il existait encore des paysans qui n'avaient pas des tonnes de canards. Ils vendaient un peu au noir du foie gras, des confits, des cous farcis, des pâtés. Ils ont pratiquement disparu. Enfin il en reste mais c'est bien parce que nous sommes en Dordogne et ni dans le Gers ni dans les Landes ni dans le Lot-et-Garonne.
Et pour nous rassurer un peu, pour finir, je dirai que si nous ne brillons pas par notre esprit de solidarité il faut reconnaître que les canards ne font guère mieux en la matière.

Note

[1] association pour le maintien d'une agriculture paysanne

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