Tentative de feuilleton collaboratif du mardi (33)

Retour à Pont-Aven sur un fond de brouillage de temps. Retour à Pont-Aven ? Oui, sans doute pour le moment ! Gageons que cela ne sera qu'une péripétie de plus pour les personnages de cet incroyable feuilleton que le monde entier nous envie. Mettant à mal les règles inexistantes établies par moi-même en plein exercice dictatorial et en plein accord avec moi-même, je décide de prendre la suite. Une envie, des idées. C'est comme ça.

Une veste « pied de poule » pour l’un, « prince de Galles  » pour l’autre, les Chapraudt descendent la rue principale de Pont-Aven. Depuis qu’ils ont été mis à pied, ils ont l’interdiction de porter l’uniforme.

— Ça te fait pas bizarre d’être habillé comme ça, toi ?

— C’est qu’on a plus l’habitude. Reconnais que c’est tout de même plus seyant que l’uniforme.

— Seyant, je sais pas. J’ai l’impression qu’on nous regarde.

— C’est parce qu’on est chics.

— T’as peut-être bien raison.

La clochette du café à José tinte. Chapraud et Chapraut s’installent à leur table, dans le fond de l’établissement. C’est l’heure creuse, ils sont seuls. José vient avec sa lavette et en passe un coup sur la table avant de demander ce que les deux gendarmes souhaitent consommer.

— Deux limonades, s’il te plaît, José.

— Limonade ? Vous êtes malades ?

— Faut qu’on soit sérieux. C’est notre carrière qui est en jeu. Comme nous a dit le chef, faut qu’on se ressaisisse et qu’on redore nos blasons.

— C’est qu’on a joué avec l’honneur de la gendarmerie nationale ! C’est mal. Deux limonades, José.

— Deux limonades ! Ça roule !

José revient avec deux hauts verres qu’il pose sur la table.

— Je peux m’asseoir un instant pour vous parler de quelque chose dont on parle en ce moment ?

— Nous ne sommes pas en service. Si tu as quelque chose à dire d’officiel, il faut aller à la brigade.

— Non, juste pour discuter d’un truc... En toute amitié, quoi.

— D’accord.

— Vous êtes au courant pour la maison Labornez ?

— On ne veut plus en entendre parler ! Hein Chapraut, qu’on veut plus rien avoir à faire avec cette maison Labornez ?

— Affirmatif !

— Vous savez pas, alors ?

— Quoi ?

— Elle n’est plus détruite.

— Comment ça, elle n’est plus « détruite » ?

— Bah... Elle est comme elle était avant qu’elle soit détruite, quoi. Comme avant et même mieux. On dirait presque qu’elle est neuve. Etrange, non ?

— Il y a moins d’une semaine, c’était rien qu’un tas de pierres et de poutres. Etrange.

— Tu dis pas ça pour te moquer de nous, José ?

— Non ! Ecoutez, j’y ai pas cru non plus quand Kermitt est venu nous raconter ça, l’autre soir. Tout excité qu’il était, le père Kermitt. Vous le connaissez ? Toujours à raconter des trucs incroyables. Surtout quand il en a un coup derrière la cravate. Bref, l’autre soir, le voilà qu’il débarque avec l’une de ses pétoires. Il avait l’air complètement halluciné.

— Ça, c’est le LSD à la Labornez, on connaît.

— Hein ? Le quoi à la Labornez ?

— Chut. Secret défense.

— Vous en avez déjà trop dit. C’est quoi cette affaire ?

— Tu dis rien, Chapraud !

— Je dis rien.

— Alors, vous saurez rien pour Kermitt. Tant pis.

José se lève et retourne derrière son comptoir.

— Allez ! Fais pas gueule José ! Raconte-nous !

— Secret défense, messieurs. Motus et bouche cousue.

— José ! Sois pas vache.

— Non, non et non. J’ai rien à dire à des gendarmes mis à pied qui n’ont pas confiance en moi.

— José. Si on veut, on va demander directement à Kermitt.

— Ça m’étonnerait.

— Et pourquoi ça ?

— Parce que Kermitt, il est plus là. Disparu, le Kermitt. Pfiout ! Effacé, vaporisé, le Kermitt. Plus de trace.

— José ?

— Quoi encore ?

— Et si on te dit ?

— Chapraud ! Voyons !

— On peut tout de même y dire un peu, Chapraut ! Vous avez pas envie de savoir pour Kermitt et la maison Labornez ?

— Ça nous regarde plus, tout ça. Et puis, je préfère pas savoir. Regardez où on en est réduit à boire de la limonade à cause de ces affaires. Non. Je préfère pas en savoir plus. Pour moi, c’est entendu. Après la mise à pied, je reprends le service et j’attends la retraite sans faire de vagues.

— Pfff... Vous êtes pas marrant, Chapraut. Vous allez tout de même pas me dire que vous allez rester à la limonade jusqu’à la fin de vos jours ? Ce serait trop triste ! Et puis, vous me laisserez pas boire du calva tout seul en buvant votre eau gazeuse sucrée ? Ce serait trop cruel !

— Je ne vous interdit pas de partager l’eau gazeuse sucrée avec moi, Chapraud. Je pensais que tout ça vous aurait mis un peu de plomb dans la cervelle mais je vois que vous êtes prêt à recommencer à boire et à salir le corps de la gendarmerie. Je ne vous dis pas bravo. Vous me dégoûtez, Chapraud ! Je suis très déçu.

Les regards de Chapraud et José se croisent subrepticement. Ils se portent alors sur Chapraut qui, se sentant observé, lève la tête vers les deux hommes avant de s’effondrer en larmes.

— Pardon, Chapraud. Pardon, mon frère ! Je ne pensais pas ce que j’ai dit. C’est que j’ai peur, Chapraud ! J’ai les foies, les chocottes. Je flippe, comme disent les jeunes. J’ai la trouille d’être viré de la gendarmerie, de ne plus être rien, d’être un civil. C’est terrifiant. Je n’en dors plus. Je fais des cauchemars horribles, la nuit. Si je vous disais que j’ai été prêt à tout vous mettre sur le dos pour m’éviter la honte, Chapraud ? J’ai honte de moi. Je ne me reconnais plus. Pardon, Chapraud ! Pardon !

Chapraud semble marquer le coup. Il se redresse et se laisse aller contre le dossier de sa chaise. Il tord sa moustache, signe de contrariété.

— Vous seriez allé jusque là, Chapraut ? Je vous croyais mon ami.

— Je ne l’ai pas fait ! se défend Chapraut, reniflant.

— Vous avez songé à le faire, rétorque Chapraud, agitant un index réprobateur.

— Mais je ne l’ai pas fait.

— C’est vrai, Chapraud, il ne l’a pas fait. Vous allez pas casser une pareille amitié pour cette pécadille, tente José depuis son comptoir.

— Pardon, Chapraud ! Mille pardons ! Si vous saviez combien j’ai honte !

— Chapraut, vous êtes mon meilleur ami sinon le seul que j’ai au monde. Vous et moi, c’est comme qui dirait les deux pouces d’une même main. Nous deux, c’est comme les Dupondt de Tintin et Milou ; comme Blèque et Mortimère ; comme Satanas et Diabolo ; comme la peste et le choléra ! Je vous pardonne, Chapraut.

Chapraud tend son mouchoir de percale à Chapraut.

— Essuyez vos larmes, Chapraut. Tenez.

— Merci, Chapraud. Chapraud ! Mon ami, mon moi-même, mon double ! Dans mes bras, Chapraud !

Et les deux gendarmes laissent exploser les larmes en se serrant dans les bras mutuellement sous le regard émotionné de José qui, pour sauver les apparences, plonge les avant-bras dans le bac à vaisselle. Quelques larmes viennent s’ajouter au mélange d’eau tiède et de produit détergent.

— Les gars ?

— Oui, José ?

— Pour Kermitt, je vais vous dire...

— On va te dire aussi pour le LSD à la Labornez. Hein, Chapraut ?

— Oui, on va te dire.

José s’essuie les mains à son torchon et sert deux limonades qu’il apporte à la table. Il s’assied.

— C’est pour moi, les gars.

— Merci, José. Quand nous reprendrons nos fonctions, nous n’oublierons pas ce geste.

— Je le fais pas pour ça. C’est au nom de l’amitié, mes amis.

— Bon. Je commence. Donc, l’autre soir, Kermitt débarque au guidon de sa pétrolette. Je sais pas laquelle. Il s’installe au comptoir et il a l’air plus que nerveux. Il a une cigarette aux lèvres et je lui dis, gentiment, qu’on n’a pas le droit de fumer ici. La loi c’est la loi, que je lui dis. Bon. Je le fais pas méchamment. Juste que je n’ai pas envie d’écoper d’une amende. Et le voilà qu’il commence à m’injurier et à me dire qu’après ce qu’il a vu, rien ne peut plus lui donner d’ordre. Au début, je crois qu’il est bien beurré.

— Connaissant le personnage, ce n’est pas du domaine de l’impossible, juge Chapraud. Il avait un casque quand il est arrivé ?

— Chapraud ! Sermonne Chapraut. Nous ne sommes pas en service !

— Pardon. La force de l’habitude. Continuez, José.

— Donc, je pense qu’il est bourré mais non. Enfin pas trop. Je lui demande ce qu’il veut boire et il me répond pas. Je comprends qu’il y a malaise.

— Sûr !

— Il jette des coups d’œil furtifs partout. A droite, à gauche, derrière. Au moins deux fois, il sort regarder ce qu’il se passe dehors. Et puis, il revient au comptoir et il me demande, comme ça, si je suis au courant pour la maison de la Labornez. « Si elle a explosé ? », que je lui demande. Bien sûr que je suis au courant ! Tout le pays est au courant, je lui dis. « Non ! », il me répond. « Pas ça ! Qu’elle est reconstruite. », qu’il me répond.

— C’est le calva à la Labornez, ça !

— Chut, Chapraud !

— Alors vous pensez bien, tout le monde a rigolé de cette bonne blaque, dans le bar. Et voilà que Kermitt monte sur ses grands chevaux et qu’il dit qu’il sait ce qu’il dit sur ce qu’il a vu et que si on le croit pas, on a qu’à y aller voir, chez la Labornez. Là-dessus, il demande un calva. Je lui sers, il le boit et il en redemande un aussi sec. Il le boit aussi et là, il s’arrête sur la pendule. « Elle marche pas, ta pendule ! » qu’il me dit. Je me retourne et je lui réponds « bien sûr que si, qu’elle marche ». « Pas la même heure qu’à la mienne », qu’il répond. Il commande un autre calva qu’il boit peut-être encore plus vite que les précédents et il me dit de marquer ça sur sa note. Après, il sort et le voilà parti comme une fusée sur sa bécane. Depuis, plus eu de ses nouvelles. Personne l’a vu. Il est pas chez lui, il est nulle part. Et sa note, je sens qu’elle va me passer sous le nez.

— Etrange.

— Et attendez. Parce que ça se termine pas là. Il y en a qui sont allés voir chez la Labornez, en allant voir s’ils trouvaient Kermitt. Et bien tenez-vous bien... La maison est debout. Comme neuve ! Je l’ai vue de mes yeux vue. Oui messieurs, comme je vous vois.

— Bizarre.

— Je ne vous le fais pas dire.

— Et plus de Kermitt ? Et toujours pas de Labornez ?

— D’ici qu’ils seraient ensemble...

— Non Chapraud. Ils pouvaient pas se sentir, ces deux là. Rapport à la Résistance.

— Vrai.

— Bon. Vous savez tout. Et l’affaire du LSD de la Labornez ?

— Vous promettez de rien dire ?

— Juré !

— Bon. Chapraud et moi, à fins d’enquêter sur l’affaire, nous nous sommes rendus chez la Labornez. Nous avons vu la maison en ruine et en fouillant on a trouvé la cave. Dans la cave, on a trouvé des bouteilles qu’il nous a fallu analyser.

— Conscience professionnelle ! précise Chapraud.

— Donc, on ouvre une bouteille et on goûte vu qu’on n’avait pas notre matériel de chimie sur nous. Et là, paf ! On trouve un tunnel avec un train électrique, des rails, des vieux téléphones, une barque en cuivre et tout le tintouin. Finalement, sans savoir ni quoi ni qu’est-ce, on se retrouve la 4L dans l’étang et avec une mise à pied au cul.

— Rapport à ce que l’analyse des pontes de la gendarmerie, ils ont trouvé une substance illicite proche du LSD dans les bouteilles de la Labornez. Et m’est avis que la Labornez, elle tremperait dans du trafic de drogue que ça m’étonnerait pas.

— Même avis que Chapraut pour moi. Du trafic de drogue et de produits stupéfiants, j’ajouterais bien.

— Ben dites donc ! La mère Labornez ? J’y crois pas !

— Il faut pas croire que les criminels ont des figures de criminels.

— Oui mais tout de même ! La mère Labornez ? Non !

— Et si !

— Vous avez l’heure, José ? J’ai l’impression que ma montre déconne.

— Dix heures trois. J’ai l’impression que le temps passe pas vite, en ce moment.

— Midi moins douze pour moi, José.

— J’ai que neuf heures et demi, moi, semble se plaindre Chapraud.

— On est quel jour, déjà ?

— Mardi !

— Non voyons ! Nous sommes jeudi !

— Bien étrange tout ça.

— Et si l’on allait voir cette maison de la Labornez ? Hum ? Chapraud ?

— J’osais pas le proposer.

— Je viens avec vous ! Il n’y a pas un chat depuis quelques jours, de toutes les façons. J’enfile une veste et j’arrive.

En chemin, nos trois comparses notent qu’effectivement, il n’y a pas foule dans Pont-Aven. Ils ne croisent quasiment aucun véhicule sur la route qui les mène au chemin qui conduit vers chez Kermitt puis, un peu plus loin, chez la Labornez. Il fait plutôt doux pour la saison et les nuages présents n’annoncent rien de bien fâcheux.

— Il fait meilleur qu’hier, philosophe Chapraud.

— Ah non ! Hier, il faisait plus chaud, assure José. J’ai même sorti la terrasse.

— Il ne pleuvait pas ? s’étonne Chapraut.

— Je sais plus. Depuis quelques jours, j’ai comme le sentiment que le temps est très changeant. Très inexistant. Je pourrais pas dire ce que j’ai fait avant-hier.

— Possible que ça soit le contre-coup du calva frelaté ?

— Bien possible.

En un temps qui semble assez long pour Chapraud, plutôt court pour José et «normal» pour Chapraut, voilà nos trois hommes devant la maison de Kermitt.

— On va voir ?

— On va voir !

— Oui !

Ils frappent à la porte. Pas de réponse. Ils regardent par la fenêtre, ils ne voient rien. Ils font le tour de la maison, rien de suspect. Ils entrent dans la grange, les motos sont là. Ils retournent tambouriner à la porte d’entrée. Aucun signe de vie.

— Faudrait pas qu’il soit mort !

— On ne peut rien faire, Chapraud. Nous sommes mis à pied.

— Bon. On va chez la Labornez ?

— On y va.

En un temps toujours assez relatif, ils parviennent à proximité de la maison de Gaëlle. Ils s’arrêtent. La maison est bien là. Entière. Il y a des voitures. Une Mercedes noire, une ambulance et une Peugeot columbesque.

— On dirait qu’il y a du monde.

— Et la maison est bien entière, comme je vous l’ai dit, messieurs.

— On dirait bien ! Incroyable !

Ils s’approchent et observent à distance. Rien ne donne à penser qu’il y a quelqu’un. Pourtant, les véhicules ne sont pas arrivés seuls et leurs occupants n’ont pas de raison, a priori, de partir en les laissant là.

— Peut-être ces gens sont-ils allés se promener à pied ?

— Eventualité intéressante, Chapraud. Approchons-nous encore !

Ils regardent dans les automobiles. Elles sont vides et les portes sont fermées. A pas mesurés, ils font le tour de la maison. Aucun bruit. Courbé en avant, sur la pointe des pieds, Chapraud avance vers la porte d’entrée. Il baisse la poignée, la porte s’ouvre. Il se retourne en ayant l’air de demander à ses deux amis ce qu’il convient de faire.

— On entre ! décide Chapraut.

— Vous croyez ? dit José, peu assuré.

— On entre ! confirme Chapraud qui pousse l’huis et pénètre dans la maison.

Tout y est à sa place, comme si rien ne s’était jamais passé ici. Les chaises, la cuisinière, un « Nous-Deux » posé sur la table de la cuisine. Après une rapide inspection de la salle-à-manger et de la chambre à coucher, Chapraud décide de chercher l’entrée de la cave. Il la trouve au bout du couloir. Il hisse la trappe et bascule l’interrupteur. Il fait signe de le suivre.

— Il n’y a plus de bouteilles, note tristement Chapraut.

— Elles ont été prises par le chef, sûrement, propose Chapraud.

— Là ! Le foudre dont vous parliez ! montre du doigt José.

Chapraud s’approche et cherche le mécanisme d’ouverture. L’avant du foudre bascule sur ses gonds laissant apparaître un nouvel escalier en béton. L’interrupteur est à sa place. Il l’actionne, la lumière se fait. Ils descendent.

A peine ont-ils descendu quelques marches que le foudre se referme derrière eux. Ils s’immobilisent. Les Chapraudt ont le réflexe de porter leur main à l’emplacement réglementaire de l’étui à pistolet automatique affecté à chaque gendarme. En pure perte. Ils sont désarmés.

— On aurait pas dû, murmure José d’une voix peu assurée.

— On y est, maintenant. On ne peut plus sortir, annonce Chapraud qui tente d’ouvrir le foudre. C’est bel et bien fermé. Il faut descendre ces marches avant que l’électricité soit coupée.

Ils descendent donc et les Chapraudt se font la réflexion mutuelle que ces lieux sont bien ceux qu’ils ont déjà visité précédemment.

— Il y a du mystère derrière tout ça, note Chapraud.

Ils avancent et arrivent au train électrique. Chapraut prend les commandes et le train se met en branle. Ils arrivent ainsi au quai où se trouvait la barque. Elle n’est plus là. Les téléphones et autres dispositifs sont absents également. Il ne leur reste plus pour seule perspective que d’emprunter la mince corniche bordant le canal. A la queue leu leu, ils progressent lentement, le dos plaqué à la paroi humide, en direction de la lumière qui laisse présager la présence d’une pièce ou, tout du moins, d’un endroit large. Leurs pieds doivent parfois pousser des rats qui s’écartent en poussant de petits cris de mécontentement.

— Je ne sais pas où on va mais j’aimerais mieux être ailleurs, avoue José.

— Surtout que nous ne sommes pas armés, confirme Chapraud.

— Chut ! J’entends du bruit ! Nous arrivons !

En effet, ils arrivent. Et ils sont accueillis. Il y a là quelques uns des principaux protagonistes de l’histoire. Ficelés, menottés, entravés, on trouve Gaëlle, Kermitt, Etzelle, Alice, Roland, Robert et Arthur. Ils ont le regard éteint et halluciné. Pour les surveiller, Maurice, Uma et Günther ainsi qu’un grand noir borgne et ce que l’on pourrait prendre pour un hybride entre le docteur Strangelove et le le professeur Frankenstein. Ce dernier est installé à un pupitre généreusement garni en boutons, interrupteurs, potentiomètres, cadrans, manettes, rhéostats, écrans de contrôle, vumètres, fiches, câbles et chevillettes divers et variés. Il s’active et converse avec une personne à l’aide d’un microphone et d’un casque d’écoute qui peine à couvrir ses oreilles étonnamment grandes. Il se retourne et note la présence des visiteurs.

— Ja ! Ils sont arrifés. Jawohl mein Herr ! Danke.

Déjà, Maurice à l’arme au poing et désigne un banc scellé dans la paroi aux arrivants.

— Prenez place, chers amis !

Chapraud, Chapraut et José n’ont pas l’intention de jouer les héros et vont s’asseoir. Silencieux, le grand noir borgne vient les attacher.

— Avez-vous fait bon voyage jusqu’à nous, Messieurs ? Puis-je vous proposez un rafraîchissement ? Calva ? Ça ira ?

— Plus de calva ! disent les Chapraudt d’une seule voix.

— Pour moi non plus, dit José.

— Bien. Il ne manque plus grand monde. Nous allons les attendre bien sagement. Ils ne devraient pas mettre bien longtemps avant de se joindre à nous. N’est-ce pas, docteur Gemenle ? Où sont-ils ?

— Ils approchent, ils approchent. Le Land Rover vient vers nous comme prévu, Herr Maurice !

— Bien !

— Je ne me suis pas présenté. Monsieur Maurice. Je vous présente le docteur Gemenle, de Guntzbourg, en Allemagne. Je vous présente également Günther et Uma, deux androïdes particulièrement bien dressés. Et bien sûr, notre brave Östäl. Je vous conseille de ne pas même penser à vous détacher et vous évader. Assis en face de vous, je ne vous présente pas monsieur Kermitt et madame Labornez que vous connaissez déjà. A côté d’eux, je vous présente mademoiselle Alice et madame Etzelle ainsi que messieurs Arthur, Roland et Robert. Je ne pense pas que vous vous connaissiez. Sauf sans doute le facteur, bien sûr. Pour ainsi dire, vous êtes étrangers à cette affaire dont vous ne devez connaître ni les tenants ni les aboutissants. Vous n’êtes là que parce que vous avez été trop curieux et parce que, en découvrant ces lieux, vous en savez déjà beaucoup trop même si vous pensez ne rien savoir du tout. Ou ne rien comprendre à rien, devrais-je dire. Mais passons. Il ne me revient pas de savoir ce que nous allons faire de vous. J’aurais bien ma petite idée mais ce n’est pas à moi de décider de cela. Vous nous êtes inutiles et ne représentez qu’un poids mort. Je pense que nous devrions vous liquider. Toujours pas de petit calva pour vous remonter le moral ?

— C’est que vu comme cela et à la réflexion, cède Chapraut.

— Sûr que si c’est notre dernier, ça ne nous tuera pas, juge Chapraud.

— Il faut bien mourir de quelque chose, conclut José.

Maurice sert trois bonnes doses de calvados dans des timbales métalliques dans lesquelles il plante des pailles. Il dispose le tout sur un petit chariot qu’il approche des prisonniers afin qu’ils puissent boire. Chapraud tire le cou pour s’approcher de la paille et la repousse en arrière subitement.

— C’est du calva empoisonné ? On ne me la fait pas !

— Non, pas empoisonné. C’est même du très bon.

Maurice boit une lampée de calvados à même la bouteille.

— Vous voyez, vous pouvez y aller. Je vous le conseille vivement, vraiment excellent.

Chapraut se penche et aspire le calvados.

— Vrai qu’il est bon.

— Excellent, oui ! Confirme Chapraud.

— C’est pas le meilleur que j’ai pu boire mais il est très correct, modère José.

Pendant ce temps, le docteur Gemenle s’affaire devant ses appareils d’une haute technicité. Des sons sinusoïdaux chuintent du haut-parleur. Il abaisse le correcteur épiloïdique à découplage de phase de sa main gauche tandis que, du bout du pied droit, il agit avec mesure sur la pédale du variateur de voltage. La main gauche vole d’un potentiomètre à l’autre comme un bourdon le ferait de fleur en fleur dans une prairie printannière. Le pied gauche, lui, reste simplement posé au sol.

— Docteur, vous vous amuserez avec vos appareils plus tard. Il faut changer la jambe de Günther avant notre départ.

— Was ? M’amusser ? Fous en afez de ponnes ! Zi fous kroyez que che m’amusse ! Fous, fous pufez du kalvados et moi, tintin !

— Docteur ! Günther ! Vous avez compris ?

— Ja, ja. Ch’ai kompris. Chancher la champe de Günther. Ach ! Mein Günther ! Ja.

Le docteur Gemenle va chercher sa boîte à outils et en maugréant, il va s’occuper du cyborg. Le grand noir borgne est là pour lui prêter main-forte.

— Recartez ce qu’ils ont fait de mein cyborque ! Tout kassé. Kaputt. Ah les saufaches ! Ou ai-che mis la klé de dreizhen ? Scheiße de scheiße ! Rekardez ! La champe est toute foutue ! Il faut tout chancher. Scheiße.

Alors que le docteur s’affaire, court de place en place pour chercher outils et pièces détachées, Maurice s’approche de Uma qu’il commence à caresser lascivement.

— Epargnez-nous vos dégoûtantes perversions ! s’exclame Chapraud.

— C’est dégueulasse, ajoute José.

— Elle est plutôt jolie, remarquez, juge Chapraut, quelque peu émoustillé.

— Chapraut ! C’est un robot ! C’est contre nature !

— Rhôôô... Me faites pas croire que vous seriez insensible à ses charmes si jamais ce « robot » était dans votre lit, Chapraud.

— Je préfère encore une poupée gonflable. C’est tout de même plus naturel !

— Je ne vois pas la différence.

— Tout de même ! Là, c’est un robot, Chapraut !

— Un cyborg, messieurs. Un cyborg. Voyez-vous, Uma est en partie humaine. Vous ne connaissez donc vraiment rien à la science-fiction ? Que vous apprend-on dans les écoles de gendarmerie ?

— N’empêche que c’est une... une... une vulgaire machine ! crache Chapraud en tournant la tête de dégoût.

— Non. Ce n’est pas une vulgaire machine. C’est même une partenaire très agréable. Quel dommage qu’il ne vous soit pas offert de l’essayer par vous-même.

Avec un sourire sadique, Maurice entreprend le déshabillage de Uma. Les prisonniers découvrent une plastique irréprochable, une poitrine au-dessus de tous soupçons, des hanches hautes et bien dessinées.

— Arrêtez ! C’est insupportable ! crie Chapraut qui ne peut cacher son trouble. Arrêtez ! Arrêtez ou détachez-moi !

— Chapraut ! Un peu de tenue ! Calmez-vous ! Pensez à autre chose. Pensez à votre mère.

Dans un rire que l’on qualifierait volontiers de démoniaque, Maurice rhabille Uma et s’adresse aux prisonniers.

— Un autre petit calvados pour vous remettre de vos émotions, messieurs ?

— C’est pas de refus.

— Au point où on en est.

— Juste un petit alors...

— Messieurs. Je vais vous expliquer la suite du programme. Nous attendons quelques personnes et puis nous allons partir d’ici. Ces personnes devraient arriver d’ici quelques minutes. Après... Nous allons faire un petit voyage et vous rencontrerez le patron. C’est lui qui décidera de votre avenir. Avenir qui promet d’être assez bref....

Un hurlement de sirène se fait entendre.

— Docteur ! Je crois que nos hôtes arrivent.

— Ch’ai pas fini.

— Docteur, vous finirez plus tard.

En râlant, le docteur lâche ses outils et s’approche de son pupitre. Il bascule un interrupteur, tourne une molette, baisse un levier et une image s’affiche sur l’écran de contrôle. Un Land Rover apparaît. Des personnes en sortent. Elles s’approchent de la caméra et font un signe de la main. Le docteur baisse un autre levier, l’image montre les personnes dans la maison de Gaëlle Labornez. Un autre levier, elles sont dans la cave. Encore un autre et elles sont sur la mince corniche. Quelques minutes plus tard, Colette fait son entrée suivie de Frédéric et Pédro qui portent le corps évanoui de Gérard.

— Mais qu’est-ce qu’il fout là, lui ? s’exclame Maurice.

— On ne pouvait pas le laisser derrière nous, se justifie Colette.

— Il fallait le supprimer.

— J’ai pas pu. Il est bête mais c’est tout de même mon mari !

— Ach ! L’amour ! ricane le docteur Gemenle.

Colette lui lance un regard mauvais.

Frédéric et Pédro posent Gérard à même le sol.

— Pfiou, pas léger, le Gérard.

— Il y a rien à boire ?

— La bouteille de calva est sur la tablette.

— Merci.

— Proposez-en aux gendarmes et au bistrotier. Ils aiment ça.

Frédéric a attrapé la bouteille et va en verser dans les gobelets.

— Merci, m’sieur, remercie Chapraut

— Pas de quoi.

Frédéric avale une gorgée de calva et passe la bouteille à Pédro. Il se tourne vers Maurice.

— Bon. Nous sommes tous là ? On attend quoi ?

— On ne va plus tarder à venir nous chercher, maintenant. Docteur, veuillez prévenir que nous sommes au complet. Et vous finissez Günther rapidement. Après, vous mettez en route les cyborgs et vous réveillez les prisonniers.

— Che dois tout faire ici ! Che kommence à en afoir marre !

— Je vais vous aider, dit Colette en s’approchant.

— Danke.

Colette va chercher une malette, l’ouvre et sort des seringues, des aiguilles et des flacons. Elle s’approche de Gaëlle, Etzelle, Alice, Robert, Roland, Kermitt et Arthur, et, après s’être assurée qu’ils sont bien attachés, elle commence à leur injecter un produit rose fluo à la douce odeur de vanille de Tahiti.

Les malheureux se réveillent. Ils semblent étonnés d’être là. D’ailleurs, ils ne semblent pas comprendre où ils se trouvent. Ce qui est, admettons-le, logique. Le contraire serait pour le moins étonnant.

— Où qu’on est ? Qu’est-ce qu’on fait là ? questionne Robert.

— On dirait un bunker, tente Etzelle.

— Ou un blockhaus ? essaie Gaëlle.

— Peut-être une casemate, avance Roland.

— C’est quoi, la différence entre tout ça ? demande, ingénue, Alice.

— C’est tout des synonymes, explique Robert.

— On est dans un synonyme ? s’étonne Kermitt.

— On est plutôt dans la merde, répond Arthur.

— Tiens, il y a les Chapraudt et le José, reconnaît Kermitt.

— Ah oui, ce sont bien eux, confirme Gaëlle.

Alors que le docteur Gemenle peste et maugrée dans son coin en tapant sur la tête de Östäl, Maurice se place au milieu de la pièce et, ménageant son effet théâtral, reste fixe et silencieux pour faire comprendre qu’il va s’exprimer. Tous les yeux se tournent vers lui. Le silence se fait.

— Mesdames, messieurs, bonjour. Comme je l’ai précédemment expliqué à messieurs Chapraud, Chapraut et José (dont je ne connais pas le patronyme), nous allons faire un petit voyage dès que le bon docteur Gemenle aura fini de réparer les cyborgs. Pour ce voyage, nous allons être obligés de vous enlever vos entraves. Je vous recommande de ne pas essayer de vous échapper ou de tenter quoi que ce soit d’autre. Nous avons la faculté de vous supprimer sur l’instant. Grâce à notre matériel très haut de gamme de fabrication germanique...

Le docteur Gemenle se redresse et acquiesce d’un hochement de tête.

— Ja !

-... grâce à notre matériel, donc, disais-je, nous maîtrisons le temps. Nous pouvons vous arrêter dans votre mouvement. Il va sans dire que les ondes de ce matériel ne nous atteignent ni nous ni nos cyborgs. Bref. Nous vous libèreront et nous pourrons prendre place dans notre «véhicule» qui, je le pressens, va vous intéresser au plus haut point ! D’ailleurs, il apparaîtra d’ici peu. Je l’entends déjà faire surface.

Et en effet, précédé de son télescope de cuivre somptueusement ouvragé apparaît dans toute sa splendeur le Nautilus issu des profondeurs abyssales du canal que l’on n’aurait pas cru si insondable. Il accoste et Maurice s’approche du sous-marin qu’il amarre à l’aide d’un solide filin. La porte de l’appareil s’ouvre à l’instant ou le docteur Gemenle met en marche les cyborgs qui se mettent aussitôt au garde à vous. Un escalier escamotable se déploie et vient se poser sur le quai. Lafleur apparaît alors, un verre à cocktail à la main.

— Mesdames, messieurs, bonsoir ! s’exclame-t-il, légèrement titubant, un étrange sourire éclairant un visage aux yeux rieurs.

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