Tentative de feuilleton collaboratif du mardi (35)

Franchement, vous y croyez, vous, aux histoires de voyage dans le temps ? Et aux histoires de sous-marins venus de l'univers de Jules Verne ? Et aux histoires de gendarmes alcooliques ? Non ? Je me disais aussi... Il n'empêche que dans l'épisode précédent, que vous y croyez ou pas, nous nous retrouvions au 19e siècle. Et oui, mesdames et messieurs les incrédules. C'est comme ça.

Les bouches béent d'incrédulité. Elles n'en croient par leurs oreilles. Sont-elles victimes d'une défaillance du système cognitif ? Lafleur s'est-il mal exprimé ? Y a-t-il eu lapsus ? 1892 ? Ce n'est pas possible ! 1892 ? Ils auraient fait un voyage dans le temps ? Ils se retrouveraient l'année de la décapitation de Ravachol, en pleine Troisième République ? L'indécision et le flottement menace la cohésion du groupe qui chancelle sur ses bases. Les yeux sont ronds d'étonnement, les membres sont flasques, les fronts sont en sueur et les pieds se crispent dans les souliers. Lafleur s'attendait à cette réaction et il n'est pas mécontent de son petit effet. Il sourit, Lafleur. Il tient à goûter son plaisir jusqu'à la dernière goutte. Il jubile et ça lui donne soif. Il fait claquer les doigts et on lui amène un nouveau cocktail.

— Oui, mesdames et messieurs. 1892, vous m'avez bien entendu. Ça vous coupe la chique, hein ?

Silence abasourdi dans les rangs. On ne pipe mot. On se tait. On n'émet pas le moindre son. La stupeur paralyse la troupe. Cela dure quelques minutes et c'est avec lenteur, circonspection et prudence que les yeux commencent à scruter l'environnement. Les têtes se mettent à suivre le mouvement. Tous cherchent la preuve de la mystification. Les apparences sont pourtant formelles. Les signes sont là. L'époque a changé. Les becs de gaz ont remplacé les ampoules électriques, le matériel électronique a laissé la place à des machines à vapeur qui suintent de graisse épaisse en s'époumonant à cracher des jets sporadiques de vapeur malodorante. Restent le Nautilus, les êtres humains et les armes et vêtements qu'ils portent.

C'est le brigadier Chapraud qui rompt le silence.

— Non, non, c'est pas possible. On peut pas être dans le passé. C'est pas possible. C'est simple, ça se peut pas. Il y a un truc.

Et il commence à courir dans la pièce à la recherche d'un indice, d'un élément qui démolira la fumisterie, la plaisanterie au goût douteux.

— Et comment je vais distribuer mon courrier, moi ? se lamente Arthur.

— On faisait du calva, au 19e siècle ? s'enquit Chapraut.

— Chapraut ! Ce n'est pas le moment ! L'heure est grave ! le morigène Chapraud.

— J'aurais bien besoin d'un peu de remontant, plaide Chapraut.

Lafleur fait un signe à Östäl qui entre dans le sous-marin et en ressort avec une bouteille de calvados et quelques verres. Il demande qui en veut à la cantonade et quelques mains se lèvent dont celles des gendarmes qui sont les premiers à accourir. Chapraut se penche sur l'étiquette.

— Mazette ! 1890 ! Voilà un bel âge pour ce calva !

— Notez... Il n'a que deux ans, modère Kermitt.

— C'est pourtant vrai, répond Chapraud.

Robert, Roland et Gaëlle sont restés à l'écart. Arthur s'est rapproché du docteur Gemenle pour savoir quand il pourrait rentrer chez lui. Il explique qu'avec toutes ces affaires, il a prit du retard dans la distribution du courrier et que ça peut avoir un effet négatif sur son avancement. Après un peu d'hésitation, Alice a fini par accepter un verre de calvados. Elle commence à se demander pourquoi elle s'est lancée dans cette histoire, Alice. Etzelle contemple le Nautilus. Gérard qui voulait goûter le calvados a reçu une gifle de Colette et est parti bouder dans un coin. Les esprits semblent avoir admis l'idée selon laquelle il y aurait bien eu voyage dans le temps et que nous nous retrouvons en 1892. Tout le monde aurait des questions à poser à Lafleur mais aucune de ces questions ne sort. On sent qu'il faut accepter l'inacceptable et que l'on n'est pas en mesure de changer le sens de l'histoire. Les plus rationnels tentent en vain de se persuader d'une supercherie et d'une mise en scène mais sans trop d'éléments pour étayer leur doute. C'est incroyable et incompréhensible mais il faut se rendre à l'évidence. Lafleur a le pouvoir de changer d'époque. Les plus rationnels finissent par se ranger aux côtés de la bouteille de calvados. Lafleur attend que celle-ci soit vide pour reprendre la parole.

— Mesdames et messieurs, chers amis. Après ces quelques agapes, nous allons partir pour un voyage à bord de ce sous-marin. Je vais vous demander de ne toucher à rien une fois que vous serez à l'intérieur. Le maniement de cet appareil est assez complexe et il serait dommage que nous ayons à mourir à cause de la maladresse ou de la malveillance de l'un d'entre vous. Rappelez-vous qu'une fois en plongée, nous serons tous dans le même bateau. De même, et je pense que ce n'est pas utile de le préciser, je vous recommande de ne rien tenter pour prendre le contrôle du Nautilus. Mes amis, je vous demande de vous installer à l'intérieur sur les banquettes disposées de part et d'autre de la salle principale. Le temps de remplir les ballasts et de fermer les écoutilles et nous plongerons dans quelques dizaines de minutes.

Sous la surveillance armée des hommes de main de Lafleur, tout le monde pénètre dans le Nautilus. Hormis les gendarmes, tous s'extasient malgré eux face à l'exubérant luxe qui règne à bord. Tout est laiton et cuivre, velours et bois verni, moulure et arabesques.

— On jurerait être dans une gravure d'un roman de Jules Verne ! s'exclame Etzelle.

— Mouais... C'est un peu chargé, juge Chapraud.

— J'en voudrais pas chez moi, ajoute Chapraut.

— C'est un peu tape-à-l'œil, confirme Arthur.

— Moi j'aime plutôt bien, se permet Kermitt.

— Conforme au plan, apprécie Roland.

— Le Nautilus existe donc bien ? Questionne Robert.

— Incroyable ! se contente de dire Alice.

— Si je m'en sors, je décore mon bar comme ça, affirme José.

Conformément aux ordres de Lafleur, tout le monde s'installe sur les banquettes. Colette tient Gérard à l'œil et Maurice va prendre son poste devant un enchevêtrement de manettes et de leviers à cadran. Les cyborgs sont rangés dans des armoires en acajou et sanglés. Östäl ferme la porte étanche et se place sur le siège qui permet d'utiliser le périscope. Tout l'équipage prend ses positions et une légère vibration commence à se faire sentir.

— C'est le moteur qui se met en marche, explique Östäl.

Un grondement sourd se fait entendre et est bientôt accompagné par des bruits de succion et d'expulsion.

— Les ballasts, dit Östäl.

Le Nautilus prend un peu de gîte. Il se balance lentement de gauche à droite et semble piquer du nez. Il commence à plonger. Les passagers involontaires s'agrippent aux banquettes. On ressent une tension nerveuse presque palpable.

— Maman, les p'tits bateaux, comme tout est beau, quel renouveau... ne peut s'empêcher Gaëlle.

— J'ai comme qui dirait une petite soif, chuchote Chapraut.

— A qui vous le dites ! murmure Chapraud.

Les sons se montrent de plus en plus sourds. On perçoit une sorte de martèlement incessant venu des entrailles de l'appareil. Les parois de la coque font entendre des craquements continus.

— Vous sentez ? Demande Arthur à Alice.

— Quoi ?

— Comme une odeur... Comme une odeur... Bizarre.

— C'est vrai, dit Kermitt. Comme une odeur de mer, on dirait.

— De moule ! Une odeur de moule ! Affirme Chapraud.

— De moule ! Oui ! C'est ça ! Je savais que je connaissais cette odeur. Rapport à quand j'étais basé à Lille, ajoute Chapraut.

— Je ne vois pas le rapport, râle Chapraud en haussant les épaules.

— Rapport à la braderie, Môssieur Je-Sais-Tout.

— Ne le prenez pas sur ce ton, brigadier !

— Il a pourtant raison, intervient Kermitt pour défendre le brigadier Chapraut.

— Vous, le civil, on ne vous a rien demandé.

— Oh ! Si vous le prenez ainsi, je me tais. De toutes les façons, les gendarmes, je n'ai jamais trop aimé leur parler.

— Outrage à agent de la force publique, Kermitt ! Attention !

— Hi, hi, hi... Mais vous n'existez même pas, mon pauvre Chapraud !

— De quoi ? S'étouffe le gendarme, rouge d'apoplexie.

— Vous n'êtes même pas né.

— Exact, Chapraud. Vous êtes comme le poisson, confirme Robert.

— Comme le poisson ? Vous vous foutez de moi ?

— Pané. Vous êtes pané, comme le poisson, pouffe Robert.

Un fou rire gagne le groupe.

— C'est malin ! grogne Chapraud.

— N'empêche que ça sent bien la moule, confirme Gaëlle.

— Maintenant que vous le dites, accepte Robert. C'est vrai que ça sent la moule.

Nos amis en sont là de leur discussion lorsque réapparaît Lafleur, son immuable cocktail à la main.

— La moule ! Oui ! Bravo ! Vous avez raison. Le principal défaut du Nautilus tient dans son mode de propulsion, en effet. Nous voguons actuellement par une trentaine de mètres de fond grâce à notre moteur à régurgitation indirecte de jus de moule. Moteur breveté par Etienne Moulard plus communément appelé Père Moulard.

— Un moteur à moule ? N'importe quoi ! s'exclame Kermitt. Un moteur à moule ! Ah, ah, ah !

— A moule et à calvados, précise Lafleur. Je ne vais pas vous expliquer le principe. Vous ne comprendriez sans doute pas et puis, je le reconnais, je n'en ai pas trop envie. Quoi qu'il en soit, ce moteur fonctionne grâce à un savant mélange de jus de moule et de calvados. Que vous le croyez ou pas, c'est ainsi. Et c'est en raison de ceci que nous sommes en 1892 et que nous naviguons vers la Bretagne.

— On retourne à Pont-Aven ? exulte le facteur.

— Pas bien loin, pas bien loin.

— Père Moulard ? Ça me fait penser à quelque chose... questionne Roland.

— La mère Poulard ! s'exclame Etzelle. La mère Poulard et son omelette ! Le Mont-Saint-Michel !

— Bien ! Bravo ! En effet, le père Moulard et la mère Poulard sont parents. Vaguement cousins, à ce que je sais. Une délicate et compliquée histoire de famille. L'un est Breton, l'autre est Normande. Mais il y a polémique...

— Sur le cousinage ? demande Alice.

— Non. Sur le fait que le Mont-Saint-Michel soit normand.

— Il l'est ! Affirme Arthur. 50170. Manche. C'est la Normandie. Je suis postier, ce genre de choses, on le sait.

— Tsss ! Le Mont-Saint-Michel est breton ! conteste Gaëlle, un peu agressive.

— Le fait est que le postier a raison, se contente d'ajouter Chapraud. Je le sais parce que j'ai reçu une carte postale avec le cachet de la Poste qui fait foi.

— Qui fait foi dans le dos, oui ! Siffle Gaëlle.

— Oui, bon... Normand ou breton, peu importe. Toujours est-il que nous devons venir en cette fin de 19e siècle pour faire le plein de jus de moule et que le seul producteur de jus de moule est son inventeur, le père Moulard. Il est mort en emportant son secret dans la tombe. De temps en temps, nous devons aller le visiter et lui acheter son produit. Evidemment, nous nous sommes arrangés pour trouver l'époque à laquelle il ne savait pas encore le potentiel incroyable que recèle son jus de moule. Quelques années avant qu'il ne mette au point son moteur. Sinon, nous devrions le payer au prix fort.

— C'est parfaitement idiot, votre histoire, maugrée Roland.

— Je ne vous permets pas, vous ! Espèce de raté ! s'emporte Lafleur. Qu'on m'amène un autre cocktail ! Vite !

— Ja, ja, mein Herr, s'exécute Gemenle.

— Pourquoi n'avez-vous pas volé son invention ? S'étonne Robert.

— A cause de l'odeur. Vous ne pouvez pas avoir l'idée de la pestilence de ce jus de moule lors de l'étape de la fermentation. Une vraie infection. Mais vous vous rendrez compte par vous-même. Nous arriverons au large de la Bretagne d'ici une heure. D'ailleurs, vous avez juste le temps de passer des vêtements plus en accord avec cette époque. Il convient de ne pas éveiller les soupçons du père Moulard, vous comprenez ?

— Je comprends que votre histoire est totalement absurde, explose Roland qui s'est dressé d'un coup. Vous prétendez que nous nous trouvons actuellement en 1892 dans le Nautilus. Il se trouve que j'ai lu "2OOOO lieues sous les mers" écrit par mon aïeul. Il se trouve qu'il n'y est jamais fait allusion à un moteur à jus de moule. C'est parfaitement ridicule et je refuse de continuer à écouter votre histoire !

— Silence ! Votre Jules Verne est un escroc qui n'a jamais rien compris à rien et qui a volé l'idée du Nautilus au père Moulard à l'époque où il convoitait la vertu de la mère Poulard ! Votre Jules Verne est un être abject, un imbécile fini. Il n'a jamais rien fait de sa vie à part d'écrire ses histoires gnangnantes. Que l'on ne me parle plus jamais de ce personnage et que l'on ne me parle jamais de son capitaine Némo !

Lafleur était entré dans une colère noire. Il avait envoyé son verre à cocktail exploser contre la paroi du Nautilus. Ses yeux étaient devenus sombres et donnaient à craindre qu'un crime allait se produire. Roland était debout face à lui et semblait prêt à mener un combat. Östäl et quelques hommes avaient acouru aux cris de leur maître et tenait Roland en ligne de mire de leur pistolet.

— Qu'on m'amène un cocktail ! Et vite !

— Je pourrais avoir un calva ? risqua Chapraut.

— ... et un calva ! Beugla Lafleur

— Deux ! commanda Chapraud.

Bougon, Roland était parti se rasseoir à côté de Robert.

— Vous changez vos habits contre ceux que Östäl va vous donner et vous vous taisez !

Sur ces mots, Lafleur retourne au poste de pilotage. Östäl sort des vêtements de malles en ébène. Si les filles se prêtent au jeu avec un plaisir visible, il n'en est pas de même pour les hommes et, particulièrement, pour les gendarmes et Roland. Sur l'insistance pressante du géant noir, borgne mais grand, ils acceptent de passer une veste et un pantalon.

— Ach ! Attenzion ! On arrife dans moins de 20 minutes ! Prévient Gemenle.

Quelques minutes plus tard, le Nautilus fait surface dans une petite crique bretonne où a été aménagé une sorte de port sommaire. Östäl ouvre la porte et une puissante puanteur envahit l'intérieur du sous-marin.

— Salut la compagnie ! Kenavo ! Crie joyeusement le père Moulard en entrant.

Le spectacle qu'il offre aux passagers du submersible a de quoi les laisser sans voix.

Un effroyable bonhomme couvert de pied en cap d'un fatras d'algues, de byssus et de colonies de moules. Une pipe de terre semble plonger dans ce qui pourrait ressembler à une bouche pourvu que l'on ait assez d'imagination. La pipe crache une fumée grise parfaitement nauséabonde. Ceci et l'odeur de moule faisandée fait son effet. Alice, Etzelle, Gaëlle, Roland et Robert vomissent. Les autres semblent plus ou moins indisposés. Il n'y a guère que Arthur, le facteur, pour trouver qu'il y a là un parfum des plus intéressants.

En faisant beaucoup de flics, de flocs et de flaques, le père Moulard finit d'entrer et se laisse s'égoutter sur le précieux parquet ciré en attendant l'arrivée de Lafleur, lequel ne tarde pas à faire son entrée, son sempiternel verre à cocktail en main, l'autre main tenant un mouchoir finement brodé devant son nez.

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