Je ne vais pas vous raconter le livre. Il est nettement préférable que vous fassiez l'effort de le trouver et de le lire. Tout de même, je peux vous expliquer que ce roman à la fois drôle et cruel se déroule en deux temps. Le premier a pour décor le front, les tranchées, la guerre, ses horreurs et sa bêtise, aux derniers jours de la guerre, en novembre 1918. Le second se situe dans les années d'après guerre, alors que les soldats sont démobilisés et que la société n'a rien prévu pour eux et que le pays peine à se reconstruire. Les personnages principaux sont présentés dès les premières pages. Nous avons deux soldats, Albert et Edouard, et un gradé à particule, le lieutenant d'Aulnay-Pradelle. Un beau salopard, celui-là.
Pour gagner du galon, le lieutenant n'hésite pas à commettre une vraie belle saloperie afin de se trouver une raison de lancer une offensive. Au cours de celle-ci, Albert se retrouve enterré vivant après l'explosion d'un obus et il est sauvé par Edouard qui n'en sortira pas indemne. Il y gagne une patte folle et le statut de "gueule cassée".
La guerre est terminée. Les Boches ont capitulé, l'armistice est signée. Albert et Edouard se retrouvent à vivre ensemble. Albert se sent redevable vis-à-vis de Edouard ; Edouard a besoin de Albert. Les temps sont durs pour ces deux démobilisés. Edouard va avoir l'idée d'une arnaque à grande échelle, une arnaque amorale. De son côté, Henri d'Aulnay-Pradelle a fait un beau mariage d'argent. Il a de l'ambition, le lieutenant devenu capitaine ! Il veut de l'argent et vite et à n'importe quel prix. Lui aussi va imaginer une arnaque. Tout aussi amorale. Elle est belle la France d'après-guerre !
Sur fond de détresse, de misère, de tristesse et de désespoir, Pierre Lemaitre propose un roman plein d'humour noir. L'histoire a pour toile de fond cette grande guerre que l'on va commémorer cette année mais l'auteur ne procède pas spécialement à une dénonciation de cette guerre et de ses atrocités. C'est un roman humain qui s'attarde sur quelques personnages exceptionnellement bien croqués, presque à la limite de la caricature, parfois. Je n'ai pas de conseil à donner à Jacques Tardi[1] mais je serais lui, j'engagerais des pourparlers avec Pierre Lemaitre pour une adaptation en bande dessinée. De l'humour, il y en a et pas qu'un peu. De l'humour noir, je l'ai dit. De l'humour un peu cynique, aussi. Ce n'est définitivement pas un roman triste.
"Au revoir là-haut" est de ces romans que l'on ne peut pas lâcher lorsque l'on les a commencé. On veut savoir. On veut connaître la suite. On veut comprendre comment les personnages vont se sortir de la situation. On espère que ça va aller dans le sens que l'on souhaiterait. On veut que le personnage détestable parmi tous, d'Aulnay-Pradelle, paie cher la conséquence de ses saloperies, de son appât du gain, de son avidité, de son désir de réussite sociale. Qu'il crève ! Et puis non. Pierre Lemaitre a raison. Qu'il vive, plutôt ! C'est encore plus cruel.
Edouard, dans son personnage de gueule cassée accro aux opiacés, est sans doute un peu trop dans la caricature. C'est à la fois le personnage le plus important du roman et celui qui a le moins d'importance. C'est le pivot. C'est le lien entre Albert et d'Aulnay-Pradelle. C'est aussi le cerveau de l'affaire.
Albert, c'est le pleutre, le craintif, celui qui ne ferait rien si les événements ne l'obligeaient pas à agir. Ce n'est pas un héros. Il subit, il suit, il obéit. Et comme par hasard, c'est aussi celui qui tirera son épingle du jeu. Malgré lui et malgré tout. Sans Edouard, il serait mort à quelques jours de la fin de la guerre. Sans Edouard, il aurait eu une vie médiocre d'employé de bureau. Dans le meilleur des cas. Il va rencontrer l'amour. Il va lutter contre son manque de courage et il va s'en sortir. Et c'est très bien ainsi. Pierre Lemaitre nous indique clairement quel est le personnage détestable du roman mais il nous laisse libre de penser ce que l'on veut des autres personnages. Pour ma part, j'aime beaucoup Joseph Merlin[2].
Si ce n'est pas déjà fait, je vous conseille la lecture de ce roman. Lisez-le et conseillez-le à votre tour à d'autres personnes. Il mérite son succès, il mérite d'être lu. En plus, on y prend un réel plaisir.
"Au revoir là-haut" — Pierre Lemaitre - Albin Michel
Escroqueries bien tranchées
On me l'avait présenté sur le ton de la théorie du complot. A la veille de l'anniversaire du début de la guerre de 14-18, un écrivain et son éditeur faisaient un coup marketing en publiant un roman qui avait la Grande Guerre comme toile de fond. Comme par hasard ! Et puis, j'ai entendu des critiques, j'ai écouté d'autres personnes. Et puis, j'ai lu "Au revoir là-haut" de Pierre Lemaitre, Goncourt 2013. J'ai aimé.
1 De Liaan - 25/01/2014, 11:07
Alors, si vous faites référence à Tardi, que c'est suffisamment glauque et cynique, c'est tentant. Cela nous changerait de "la bicyclette bleue" que je n'ai pas lu, et que je n'ai pas envie de lire, vu que cela m'a l'air cucul dans tous les sens du terme (même si ce n'est pas la même guerre).
2 De michel - 25/01/2014, 11:40
@Liaan : Je n'ai pas lu "la bicyclette bleue" non plus. Ce n'est pas la même guerre, ce n'est sans doute pas la même trame et il n'y a pas de bicyclette dans le roman que je conseille aujourd'hui. Trois bonnes raisons de se laisser faire et de lire ce livre !
3 De Lib - 25/01/2014, 12:25
Hé oui .. Beau livre .. Déjà lu et j'ai beaucoup aimé aussi .. Un roman détonnant qui sort des sentiers battus et rebattus sur un sujet éculé ..
4 De michel - 25/01/2014, 12:34
@Lib : Tout à fait d'accord avec vous. Comme vous le dites, ça traite de cette guerre mais avec un nouvel éclairage. Beau livre, oui.
Vous êtes d'accord avec moi au sujet de l'humour ? J'en ai discuté avec quelqu'un qui n'en voit aucun.
5 De arielle - 25/01/2014, 13:39
@michel : Ben pétard ! Oui, il y a de l'humour ! Voilà, vous en parlez bien mieux que moi de ce merveilleux livre. Bien avant le Goncourt, après avoir vu/écouté Lemaître chez François Machinchose, je me suis dit ça c'est un livre pour le Michel.
J'ai longtemps hésité de peur d'être déçu et j'ai bien fait de céder à la tentation.
Ah le Merlin ! Il n'a pas une tête d'enchanteur celui-là, mais vous avez raison. Merlin croqué par Tardi, ça vous aurait une de ces gueules :-)
6 De michel - 25/01/2014, 13:48
@arielle : Lemaitre, sans chapeau.
Ah ça, le Merlin, il n'a rien de l'enchanteur, c'est certain. J'adore ce personnage. Je me retrouve en lui. J'aime le poulet.
7 De arielle - 25/01/2014, 13:48
Joseph Merlin
8 De arielle - 25/01/2014, 13:50
@michel : Rires.
Zut encore un vilain tour de ce sacré Milou. J'ai un post en rade.
9 De michel - 25/01/2014, 13:54
@arielle : Vous êtes certaine de votre lien ?
10 De arielle - 25/01/2014, 14:05
J'ai aimé. Parce que ce livre n'a rien d'un pamphlet, ni d'un livre d'Histoire. Parce qu'avec l'auteur, nous ne sommes pas dans "la bien pensance", la "morale". Parce qu'il n'est pas "un donneur de leçon". Il ne dénonce pas, il constate. A chacun de se faire une opinion. Au delà des deux escroqueries monumentales et opportunistes dont une a réellement existé. Il y a les autres plus conventionnelles plus insidieuses, les banquiers et l'état sont aussi des escrocs etc...
J'ai aimé. Les style pas empoulé. Lemaitre est un auteur de polar. Cette façon de nous prendre à témoin, de nous prendre par la main qui nous donne envie de le suivre..
J'ai aimé le regard de la gamine et sa relation à Edouard.
J'ai aimé, la façon dont il nous conte la relation du père et du fils.
En bref, j'ai tout aimé.
Et puis la plus belle escroquerie n'est-elle pas la guerre ? :-)
11 De arielle - 25/01/2014, 14:07
@michel : Bizarre !
Zut ou est mon autre post ???
12 De arielle - 25/01/2014, 14:13
Et Joseph Merlin apparut
Lisbeth Koutchoumoff
Parmi tous les personnages qui ont marqué cette année littéraire, un se détache, Joseph Merlin d’«Au revoir là-haut»Qu’est-ce qui rend un personnage vivant au point de s’inscrire dans la mémoire du lecteur de façon indélébile? Une des joies d’Au revoir là-haut, Prix Goncourt 2013, vient de l’allant avec lequel Pierre Lemaitre a donné chair à ses personnages. Cette fougue puise à l’âge d’or du roman, de Balzac à Dickens. Ce n’est pas un hasard si Pierre Lemaitre vient du roman policier, un genre qui a gardé vivace le savoir-faire du XIXe tout en le dynamisant aux techniques narratives cinématographiques. Et donc, quand Joseph Merlin surgit, pile à la moitié du roman, tout s’arrête ou presque. Un grand personnage dégage une aura particulière.
Un petit retour en arrière s’impose. Nous sommes en 1919, les estropiés de la Grande Guerre tentent de reprendre pied dans la vie civile. Au-revoir là-haut suit deux poilus: Albert, l’ancien employé de banque falot, et Edouard, l’ancien étudiant des Beaux-Arts au visage à demi arraché par une bombe. Du plus profond de sa débâcle, Edouard va imaginer une escroquerie monumentale à l’échelle du pays. On en est là quand apparaît Merlin le fonctionnaire.
Il est chargé par son ministère de contrôler les cimetières, ces immenses nécropoles propices aux trafics les plus macabres et les plus juteux.
Merlin est «assez vieux avec une tête très petite et un grand corps qui avait l’air vide comme une carcasse de volaille après le repas». Merlin est sale, il ne sent pas bon, il fait tout le temps «tssit» avec son dentier. Pierre Lemaitre s’est librement inspiré du personnage de Cripure dans Le Sang noir de Louis Guilloux (1899-1980). Merlin ne suscite pas l’empathie mais la stupeur. Sous ses abords crasseux, il dégage une autorité de feu. Il pénètre dans le cimetière «comme un saint à la tête d’une procession». Merlin a plus d’un tour dans son sac. A la fin, on se surprend à l’applaudir.
lien ?
13 De arielle - 25/01/2014, 14:15
Je tape le bon lien pourtant, mais il se modifie.
14 De Lib - 25/01/2014, 14:22
@ Michel : Bien sûr .. Cet humour sombre , pour ne pas dire noir , y est bien présent ..et y est certainement pour beaucoup dans la jubilation que j'ai ressentie à sa lecture ... Faut il en manquer pour ne pas en y voir !
15 De shanti - 25/01/2014, 15:33
Je n'ai pas peur de me dévoiler ... Mais n'ai pas ressenti l'humour dans ce livre.
Je dois en manquer cruellement, ou peut-être ne suis-je pas sensible à certaine forme d'humour.
J'ai trouvé que c'était un bon livre, et me suis régalée à sa lecture.
Toutefois, j'ai préféré la première partie à la seconde.
Pourquoi ? Je crois que je n'ai pas aimé le côté "saga familiale". La vie des personnages est trop imbriquée les unes dans les autres.
J'aurai préféré davantage de distance.
C'est pourquoi j'ai beaucoup aimé la relation de la petite fille avec Edouard et aussi (surtout) ce personnage que vous citez, Joseph Merlin, qui n'est relié à aucun "sentiment" mais simplement aux faits. Et qui n'agit pas par rapport à autrui, mais simplement en son âme et conscience.
Je trouve malgré tout intéressantes les relations "familiales" d'un point de vue psychologique.
Pour le titre de votre billet : Bravo ! C'est bien senti.
16 De shanti - 25/01/2014, 15:59
Autre chose, j'ai aimé la cynique arnaque d'Edouard, qui en utilisant son talent, a créé enjouement et l'adhésion de tous les bien-pensants réparateurs de cette tragédie, prêts à élever de grands monuments à la mémoire de ...
17 De michel - 25/01/2014, 17:47
@shanti : C'est marrant. Je n'ai pas eu cette impression de saga familiale. Pour la gamine, je ne l'ai sans doute pas appréciée à sa juste valeur. C'est un personnage que je n'ai pas très bien compris, je pense.
Pour vous, la première partie s'arrête où ?
18 De Liaan - 25/01/2014, 18:04
À vous lire, vous avez tous déjà lu ce bouquin ?
Une chose que je voudrais savoir :
c'est-y qu'ils parlent argomuche, les titis du bouquin ? Parce que pendant la Grande Guerre, il y a eu un sacré brassage de la populace parmi les pioupiou ! Et que chaque région a amené son vocabulaire : mon grand'père a appris le ch'ti dans les tranchées, lui qui parlait le parigot (tête de veau) avec aisance.
19 De shanti - 25/01/2014, 19:24
@michel :
Je ne pourrai le dire précisément.
Je crois que c''est au moment où l'on s'aperçoit que le d'Aulnay-Pradelle a épousé la sœur d'Edouard.
C'est un peu ça qui me dérange, le fait que comme par hasard il séduit sa sœur. Vous me direz ça n'est pas un hasard, puisque l'on sait comment ceci s'est produit.
Et c'est vrai que du coup, ça le fait paraître encore plus vil et salaud.
Allez savoir pourquoi ces histoires familiales me dérangent. Je trouve cela trop facile. Mais la critique est aisée pour qui n'écrit pas.
En ce qui concerne la petite fille, elle "réveille" Edouard par sa tendresse, sa simplicité, sa confiance et son manque de dégoût face à lui, cet homme brisé.
Grâce à elle, il retrouve l'envie de rire, de créer, la fantaisie de la folle jeunesse.
20 De shanti - 25/01/2014, 19:31
Il me semble ce que j'appelle la première partie correspond à un changement de rythme dans l'écriture.
Je me rappelle très bien un rythme soutenu puis relâché.
Une écriture qui m'a parue différente.
21 De shanti - 25/01/2014, 19:51
Excusez, c'est idiot ce que je dis ... le changement de rythme ne se trouve pas dans la première partie (bien sûr puisqu'elle est première).
Pour moi, ça a été comme si je lisais deux livres.
Deux livres dont la trame de fond serait la même, mais écrits par deux personnes différentes.
22 De shanti - 25/01/2014, 19:57
@Liaan :
Oui, visiblement beaucoup d'entre nous ont lu ce livre.
Pour la petite histoire, en ce qui me concerne il m'a été prêté par des copains la veille de sa nomination au Goncourt.
Puis, un ami me l'a offert.
J'ai la mémoire qui flanche, mais il ne me semble pas qu'on y parle quelque dialecte que ce soit.
Par contre, j'ai souvenir d'avoir lu un livre qui utilisait cette forme de langage.
Mais voilà, je ne me rappelle plus lequel.
Était-ce 14 ? Ou un autre récit ???