Au soir du vendredi 24 octobre 1941, à Escoire, à quelques kilomètres de Périgueux, quatre personnes vivantes sont dans le château fermé de l'intérieur. Au matin du samedi 25 octobre 1941, trois de ces personnes sont mortes, assassinées à coups de serpe. L'hypothèse du suicide collectif est écartée, on penche vers celle du triple crime, une enquête est diligentée.
En 1941, Escoire est encore en zone libre. L'année précédente, la France a perdu la guerre contre l'Allemagne, le Maréchal Pétain a fait don de sa personne à la France et est parti avec son gouvernement à Vichy. Des trois morts d'Escoire, l'un est haut fonctionnaire à Vichy. Les autres sont la sœur du fonctionnaire et la domestique du château. Ce château est entré dans la famille à la fin du XIXe siècle. Cette famille, c'est celle de l'unique survivant du massacre, Henri Girard, fils de Georges Girard et neveu d'Amélie Girard, deux des assassinés de la nuit. Marie Soudeix, la bonne, n'a semble-t-il aucun lien de parenté avec les autres victimes.
De Georges Girard, j'avais entendu dire qu'il était haut fonctionnaire à Vichy et, de ce fait, pétainiste. De cela, certains m'avaient affirmé qu'il ne fallait pas aller chercher plus loin la raison de ce crime. Soit que Henri, le fils, s'opposait à son père collabo, soit que la Résistance voulait supprimer un collaborateur.
L'enquête est menée rondement, Henri Girard est inculpé. Dans les esprits, le fils est le coupable. D'ailleurs, ne dit-on pas qu'il est violent, instable, dépensier, en but avec l'autorité, pour tout dire un peu "dérangé" ? Henri est emprisonné dans la prison de Périgueux pour dix-neuf mois dans l'attente du procès. Son principal avocat est le célèbre Maurice Garçon — ami de Georges Girard — et ce dernier parvient, on ne sait comment, à sauver la tête d'Henri Girard en 1943 alors que toute la France est sous occupation allemande.
La suite, on la connaît. Henri Girard part pour l'Amérique du Sud, en revient, écrit, sous le pseudonyme de Georges Arnaud, le "Salaire de la peur". Ce livre est un beau succès populaire, il est adapté au cinéma par Henri-Georges Clouzot. Le sulfureux Henri Girard disparaît derrière sa nouvelle identité. Dans les esprits de ceux qui n'ont pas oublié l'affaire d'Escoire, ça ne fait pas beaucoup de doute, Henri Girard est le coupable. Henri meurt en 1987 sans rien avouer. Mais il n'est pas impossible qu'il fût innocent.
Moi, le crime d'Escoire, j'en avais entendu parler à quelques occasions. En 2002, Guy Penaud, ancien commissaire de police, écrit un livre sur le sujet. Pour lui, la culpabilité d'Henri Girard est presque certaine. J'avais lu et entendu quelques bricoles à propos de cette sale affaire. Je n'avais pas creusé le sujet et, il me semble, je me foutais un peu de savoir si Henri Girard était coupable ou pas. J'étais passé devant le château d'Escoire sans le trouver très intéressant d'un point de vue architectural et pas beaucoup plus intéressant en sa qualité de lieu de crime.
A l'occasion d'un salon de l'Humour organisé à Escoire[1] auquel j'étais invité, j'ai commencé à m'intéresser un peu à l'affaire. Pour en rire, pour la traiter sous l'angle de l'humour, de l'ironie, de la dérision. Cela ne m'intéressait toujours pas des masses, il faut être honnête.
Et puis, voilà que Philippe Jaenada sort un livre sur le sujet. Un gros livre de plus de six-cents pages apparemment très documenté. Au départ, j'hésite. Les éloges tombent, le livre décroche le prix Fémina, j'entends l'auteur à la radio parler de son livre, je le trouve sympathique et je finis pas acheter le livre. Je commence la lecture.
Philippe Jaenada explique qu'il part pour l'hostile province au volant d'une automobile de location. Premier bon point, ça croustille de notes humoristiques légèrement provocatrices. C'est une mise en condition, histoire que le lecteur comprenne qu'il va y avoir de la digression, de l'avis personnel, du subjectif assumé. Le contexte est posé dès les premières pages. Philippe Jaenada a, par hasard, rencontré le petit fils d'Henri Girard. Les deux hommes parlent de l'œuvre de Georges Arnaud et, inévitablement, du crime d'Escoire. L'idée de l'enquête naît de cette rencontre.
Voyage vers la Dordogne, donc. Hôtel à deux pas de la place Francheville, whiskies[2] dans un bar proche, repas dans divers restaurants de la ville. Philippe Jaenada brosse un tableau honnête de Périgueux. L'enquête se passe principalement aux archives départementales où, depuis peu, on peut avoir accès au dossier de l'affaire d'Escoire. Les dépositions, les courriers, les rapports d'enquête sont à disposition de l'écrivain-enquêteur.
Dans la première partie du bouquin, Philippe Jaenada se prête au jeu consistant à écrire à charge en s'appuyant sur le travail des gendarmes, policiers, juge d'instruction et procureur de l'époque. Dans cette première partie, il est difficile de douter de la culpabilité de Henri Girard.
Qui est ce Henri Girard au juste ? Il est dépeint comme un jeune bourgeois dépensier et désœuvré qui ne pense qu'à faire la fête, boire, dilapider l'argent de son père, ennuyer les honnêtes gens. Un sale gars. Selon certains témoignages, il s'entend mal avec son père et est odieux avec sa tante. A Escoire où la famille se rend de temps en temps, il n'est guère apprécié. On l'accuse d'être violent et colérique, irrévérencieux et méprisant.
Pour beaucoup, il a tué père, tante et bonne pour une question d'argent. Il n'y a pas à aller chercher plus loin, c'est lui le coupable, il faut lui couper le cou[3].
Dans une deuxième partie, Philippe Jaenada bat tout ça en brèche. D'abord, les divergences entre père et fils ne résistent pas à la lecture des courriers. Ils ne s'entendent pas ? Tout au contraire, ils ont l'un pour l'autre une estime et un amour qui ne fait aucun doute. La tante ? On accuse Henri de lui soutirer de l'argent constamment alors que l'on peut lire que, tout au contraire, c'est la tante Amélie qui insiste pour aider financièrement son neveu. On dit que Henri maltraitait Marie Soudeix, la bonne. Faux !
On accuse Henri d'avoir monté une histoire d'enlèvement par la Gestapo pour obtenir de sa tante le versement d'une rançon de 100000 francs. L'affaire n'est pas des plus claires mais il est difficile de dire avec certitude que cette histoire a été inventée par Henri. D'ailleurs, rien ne vient faire penser qu'il aurait eu plus d'argent à dépenser après cet enlèvement "fictif".
On dit que Henri aurait emprunté la serpe — l'arme des crimes — deux jours auparavant aux gardiens du château. Selon la femme du gardien, cette serpe était sale et ne coupait pas. Celle que l'on retrouve après le massacre est (presque) propre et est affûtée. On accuse alors Henri de l'avoir limée et meulée pour lui faire retrouver un tranchant de bon aloi. On accuse Henri d'avoir choisi, comme par hasard, une chambre située à l'étage de l'aile gauche du château lorsque son père, sa tante et la bonne résidaient dans l'aile droite. On trouve ça pour le moins bizarre. En fait, ça n'a rien de si bizarre que ça. La chambre qu'Henri occupait habituellement, à l'étage de l'aile droite, a été vidée de tout meuble. Il faut dire que le château a été réquisitionné après la débâcle de 1940 pour, dans un premier temps, héberger les réfugiés alsaciens puis les malades d'un sanatorium.
Ce que les enquêteurs ne voient pas ou, plutôt, ne veulent pas trop voir, c'est que la tante a probablement été violée, qu'il était assez simple pour une personne extérieure de pénétrer dans le château, qu'une somme d'argent a disparu. On instruit à charge contre Henri, on fait tout pour prouver sa culpabilité. Pourtant, Philippe Jaenada trouve des motifs de douter de cette culpabilité. Et pas qu'un peu !
Parmi les étrangetés de cette affaire, il y a le procès et son issue. Comment Maître Garçon s'est-il débrouillé pour sauver la tête de son client ? Comment se fait-il que les jurés ont pu innocentéer Henri au bout d'une dizaine de minutes de délibération ? Philippe Jaenada a sa petite idée sur la question. Le juge aurait cru que Maurice Garçon allait pouvoir l'aider à se faire muter à Paris. Il y aurait donc eu un arrangement entre l'avocat et le juge. Quoi qu'il en soit, en 1943 Henri Girard est libre.
Philippe Jaenada poursuit sa contre-enquête et se risque à poser des hypothèses. Pour lui, à présent, dans la dernière partie de ce livre, l'innocence d'Henri ne fait plus de doute. Mais alors qui ? Nous sommes en Dordogne, c'est la guerre, les châtelains sont propriétaires de nombreuses terres sur lesquelles travaillent des métayers. Ces métayers ont l'obligation de fournir des denrées aux maîtres. C'est la guerre, ce n'est facile pour personne. Les métayers renâclent à remplir leurs obligations. Ils ne livrent pas tous les œufs, tous les poulets. Il ne payent que lorsque l'on les y invite avec insistance. Les châtelains, ce sont encore les seigneurs. On ne semble pas en tenir compte dans l'enquête des années 1941 à 1943 mais il semble bien exister une forme de haine larvée contre les châtelains. Peut-être pas de nature à commettre les crimes, certes, mais suffisante pour qu'un esprit faible s'en empare et passe à l'action.
Et justement, le 22 octobre 1941, le fils des gardiens du château revient des Chantiers de jeunesse[4]. Nous sommes deux jours avant le crime. Une bonne partie de l'accusation est basée sur le témoignage de ce fils. Le soir des crimes, il est allé chez des voisins. Il n'est pas impossible qu'ils aient bu quelques coups et discuté du paiement des fermages de la veille. Les esprits se seront peut-être échauffés. Peut-être le jeune est-il passé par le château pour rentrer chez ses parents ? Peut-être a-t-il vu la serpe laissée dehors par Henri[5] ? Peut-être savait-il comment pénétrer dans ce château laissé inhabité la majeure partie de l'année ? Peut-être voulait-il faire payer la morgue[6] des châtelains ? Peut-être sera-t-il entré dans le château et massacré les personnes présentes là ? Sauf Henri ? Sauf Henri, oui.
Les mystères ne sont pas tous effacés. Ce ne sont que des suppositions. En refermant le livre, on ne sait pas avec certitude si Henri est innocent mais on peine à le penser coupable. La piste du fils des gardiens semble tenir plus ou moins la route mais, là aussi, aucune certitude. S'il apparaît que les témoignages des gardiens et de leur fils sont, pour le moins, douteux, rien ne permet d'affirmer qu'ils sont pour quelque chose dans ces crimes. Faute de mieux et parce que l'on cherche à prouver l'innocence d'Henri Girard[7] Philippe Jaenada referme son enquête sur cette proposition.
Aujourd'hui, soixante-dix sept ans après les faits, il ne reste plus grand monde pour témoigner. Peut-être un secret est-il encore conservé dans une famille et peut-être même éclatera-t-il un jour. En attendant[8], on peut se plonger dans ce livre riche, étonnant, épatant, palpitant, amusant, distrayant. C'est à mon avis un très bon bouquin que l'on a du mal à lâcher et dans lequel on se promet de revenir dans un avenir plus ou moins proche. Je le conseille donc !
Notes
[1] par l'association HEC et son président Patrick François
[2] l'auteur semble apprécier le Oban
[3] ce qui entraîne presque à tous coups, une mort certaine
[4] qui remplacent le service militaire, l'armée française n'existant plus
[5] serpe empruntée pour couper des sapins à l'arrière du château et de la vigne vierge à l'avant
[6] supposée ou pas
[7] grand-père de l'ami de l'auteur, écrivain célèbre…
[8] ou pas